Comment faire une place au changement climatique dans la hiérarchie de l’information ? Comment traiter le sujet avec force... sans le banaliser ?
Pourquoi c’est important
Le changement climatique est-il un sujet comme les autres ? Non, à l’évidence. Les scientifiques nous le répètent à l’envi : c’est un changement civilisationnel hors normes, avec des conséquences dramatiques en cascade sur la vie humaine et le vivant. Bref, c’est un fait social “total” ou systémique par excellence.
La plupart des citoyens s’accordent de plus en plus sur la réalité du phénomène, mais ils ne semblent pas toujours conscients de son ampleur, ses causes et ses conséquences déjà très actuelles… sans même parler de la compréhension des leviers d’action. La majorité de la population semble sensible à la question, voire inquiète, mais aussi relativement passive, comme s’en inquiétait récemment une scientifique suédoise.
Biais cognitifs et médiatiques
Peut-on les en blâmer ? Bon nombre de psychologues ont pointé les limites cognitives du cerveau humain, qui peine à appréhender l’énormité de la crise climatique et repousse à plus tard toute action contraignante. Si on peut bien comprendre ces limites individuelles, le rôle des institutions médiatiques semble d’autant plus central pour prendre la mesure des changements en cours et pour enlever nos oeillères.
Encore faudrait-il que la sphère médiatique ne soit pas soumise à ses propres biais et freins culturels. Certes, le changement climatique est de plus en plus couvert par les médias mainstream, mais il semble encore noyé dans l’actualité courante, dans le torrent d’informations et de polémiques quotidiennes. Il peine à se faire une place dans une hiérarchie de l’information qui penche plus facilement en faveur des événements soudains, polémiques et incarnés par des personnages charismatiques. Tout l’inverse d’un phénomène diffus, la plupart du temps imperceptible, sans responsable bien identifié.
Chez les médias en ligne, que la plupart des citoyens consultent quotidiennement — et qui nous intéressent plus particulièrement sur HyperNews —, la réalité des changements climatiques peine aussi à émerger et à se détacher. Les derniers soubre-sauts politiciens feront plus facilement la Une de la plupart des médias historiques. C’est probablement pire du côté des agrégateurs comme Google Actualités, Google Discover ou Apple News, qui sont devenus à bien des égards les nouveaux rédacteurs en chef de nos smartphones, et dont les algorithmes donnent la priorité aux sujets “attrape-clic” plutôt qu’aux mutations lentes de la société.
Dans les rédactions, il faut aussi dire que l’actualité du climat — ou de “l’environnement” comme on le qualifie encore souvent — est bien souvent l’apanage d’équipes et de rubriques spécialisées, très compétentes mais qui peinent à peser dans les rapports de force internes. De plus en plus d’initiatives poussent pour que le traitement éditorial devienne plus transverse — de la politique jusqu’à l’économie — et que tous les journalistes partagent un socle de connaissances communes sur le sujet.
Mettre en avant le sujet... sans le banaliser
La complexité est aussi de traiter le phénomène sur le long cours, en permanence, sans prêter uniquement attention à ses manifestations épisodiques. Car les médias ont souvent tendance à traiter le sujet de façon réactive, par exemple à la suite de catastrophes naturelles ou d’épisodes météo extrêmes. Ces actualités constituent une forme de climax, qui n’est pas inutile pour sensibiliser de façon immédiate la population — on l’a vu cet été.
Mais la crise climatique semble retomber dans l’oubli général une fois ces pics médiatiques passés. Les études sur les “points de non-retour” ou le retard des gouvernements semblent glisser comme un événement anecdotique. Le thème passe sous les radars lors des grandes échéances démocratiques comme la dernière campagne présidentielle française. En somme, les médias couvrent le climat avec une approche “stop and go”. Comme une crise financière qui arriverait tous les dix ans, avec son climax puis son retour à la normale. Comment s’étonner que la population détourne aussi le regard ?
Comment alors ancrer le sujet dans le quotidien des citoyens ? Il semble urgent de changer de braquet pour rendre l’urgence climatique palpable et de ne plus invisibiliser ses multiples ressorts. Que ce soit les graves alertes des scientifiques ou l’inaction des gouvernements, en passant par les débats de société qu’il serait temps d’initier.
Pour les médias, le dilemme est toutefois de traiter plus fréquemment — et avec davantage de force — ces sujets au quotidien, sans pour autant les banaliser. Car si le changement climatique doit être en permanence présent dans l’esprit des citoyens comme des décideurs, il pourrait s’avérer contre-productif d’en faire un bruit de fond anxiogène qui fait décrocher tout le monde.
Les pistes
Assurer une bonne hiérarchie de l’information
La page d’accueil des sites d’information reste une vitrine importante qui influence la perception de l’actualité pour des nombreux citoyens — à l’instar des journaux télévisés ou des algorithmes de Google. Toujours importante, la question de la hiérarchisation éditoriale semble cruciale pour informer sur le climat.
Il est temps de communiquer l’ampleur et l’urgence de la situation, et d’assumer que cela doit passer parfois avant une actualité nationale forte. Exemple avec cette Une numérique du Monde, qui met à l’honneur une information cruciale sur le climat, plutôt noyée chez la plupart de ses concurrents.
Cette bonne hiérarchisation de l’information passe aussi par des choix de mise en scène et de design sur les pages d’accueil des sites d’information. Cette hiérarchisation est par ailleurs plus compliquée à mettre en oeuvre sur des petits écrans. Mais ne faudrait-il pas aller plus loin ? On pourrait attendre une mise en avant encore plus exceptionnelle (et visuelle) pour des informations d’une telle importance.
De la même façon, ne pourrait-on pas également traduire l’importance et l’urgence de l’information via une mise en scène différenciée des pages article ? Le fait que tous les articles d’actualité chaude soient quasiment présentés de la même façon conduit à niveller vers le bas le poids respectif de chaque information. D’autant que la majorité des lecteurs accède désormais directement aux articles sans passer par la page d’accueil du média.
Mettre en avant les indicateurs clés
Certains médias comme The Guardian ont expérimenté la mise en avant d’indicateurs climatiques sur leur “homepage”. A l’occasion de la COP26, le journal avait mis en avant des petits graphiques pour rappeler l’ampleur du dérèglement.
Une initiative de courte durée mais dont la dimension événementielle a le mérite de sortir du lot et d’interpeller les lecteurs. S’il était pérennisé, un tel dispositif serait-il toutefois toujours aussi pertinent ? Deviendrait-il un élément de décor auquel on ne fait plus attention et qu’on scrolle machinalement ?
Marquer le coup avec des séries éditoriales
Une façon de faire entendre la problématique climatique consiste tout simplement… à suivre le sujet régulièrement sous forme de “séries” éditoriales sur un angle précis.
The Guardian publie régulièrement ce type de séries (Climate Countdown, Climate Crimes, Green Light…), qui comprennent souvent un travail d’investigation. Le journal n’hésite d’ailleurs pas à aller chercher des financements spécifiques chez des entreprises ou des organes philanthropiques pour ces séries — ce qui pose toutefois des questions de perception aux yeux du public.
En France, les obsessions du site Les Jours sont aussi un bon véhicule pour creuser des aspects de la crise climatique sur le temps long, comme cette série “Fin du monde, fin du mois”. Franceinfo.fr l’a également mis en pratique avec une série d’articles sur la montée des eaux, à l’occasion de la COP26.
Créer une page « hub » ou « tracker »
Au-delà de la page d’accueil symbolique, il peut aussi être pertinent de créer une page de référence pour donner quelques clés de compréhension essentielles sur la crise climatique et son évolution.
Le média norvégien Aftenposten a ainsi créé une page “hub” qui met en scène les données sur le réchauffement climatique, à la fois à l’échelle mondiale et au niveau national. Il insiste notamment sur les températures anormales — à l’aide de la célèbre représentation des “warming stripes” — et sur la trajectoire difficile de réduction des émissions.
La page sert de véritable point de repère sur le site, puisqu’elle est mise en avant dans tous les articles qui traitent du climat, à l’aide d’un petit bloc de maillage.
Créer une verticale
Une étape supplémentaire consiste à créer une “super-rubrique” très visible, avec une identité propre — on parle souvent de “verticale”. L’intérêt est de créer un univers éditorial bien identifiable, mais aussi de scénariser les contenus différemment, de sortir des logiques de compétition avec les autres rubriques…
C’est par exemple ce qu’a initié Bloomberg avec son ambitieuse verticale numérique “Bloomberg Green”, qui déploie de nombreux contenus chauds et froids sur la crise climatique.
L’inconvénient d’une telle approche est qu’elle tend à créer un nouveau “silo” qui s’adresse naturellement à un public assez expert, qui va chercher à s’informer sur le sujet de façon proactive. Une verticale peut faire potentiellement fuir des publics qui se sentent moins armés. Tout cela dépend aussi de l’approche éditoriale et de la perception qui s’en dégage.
Lancer des rendez-vous éditoriaux
La création de rendez-vous réguliers peut aussi permettre de structurer l’offre éditoriale et d’offrir une visibilité nouvelle aux sujets climatiques, indépendamment de l’actualité fluctuante. Certains formats comme le podcast ou les newsletters permettent également de toucher les lecteurs là où ils sont : on vous “pousse” des contenus une fois que vous vous êtes abonné.
Chez Le Monde, le journaliste Nabil Wakim incarne désormais le podcast hebdomadaire “Chaleur humaine”, qui tente de vulgariser les multiples défis climatiques. Le ton chaleureux (sans mauvais jeu de mot) et accessible permet de créer une certaine connivence avec l’auditeur, qui est d’ailleurs incité à faire part de ses questions par email.
Dans le même ordre d’esprit, on peut citer quelques newsletters thématisées autour du climat, comme “Climate Forward” du New York Times, ou l’info-lettre française de Vert. Là encore, l’équilibre est toutefois difficile à trouver pour intéresser le grand public sur un format aussi régulier.
Faire le lien avec la météo
Le climat peut aussi s’intégrer aux prévisions météorologiques même si cela peut sembler contre-intuitif — la météo s’attache au court-terme tandis que les climatologues étudient des échelles temporelles très longues.
The Guardian a par exemple intégré le relevé quotidien de la concentration de CO2 dans l’atmosphère au sein de ses pages météo dans le journal papier. Le chiffre, certes assez abstrait, est confronté aux niveaux de référence pré-industriels et à l’objectif de réduction souhaitable. Dommage que l’idée n’ait pas été appliquée sur le site web...
Traiter le climat de façon plus transverse
Pour plus d’impact, il semble aussi nécessaire de traiter le climat de façon transverse, en décloisonnant les rubriques habituelles qui structurent la plupart des rédactions. Le climat n’est pas juste l’affaire des rubricards “environnement” et le changement climatique recoupe de nombreux enjeux, notamment la politique et l’économie…
The Guardian est particulièrement à la pointe de ces réflexions, et a publié l’an dernier un bilan de ses changements de pratiques parmi tous ses “desks”.
Pour aller plus loin, les sites d’info pourraient notamment repenser la présentation de leurs articles politiques et économiques pour y intégrer une dimension climatique. On pourrait par exemple afficher des indicateurs climatiques ou des modules explicatifs sur tous les articles qui parlent de croissance économique ou encore du budget de l’Etat…
Lever son “paywall” sur ces contenus d’intérêt public
Informer le plus grand nombre implique aussi de savoir mettre en balance les contraintes financières et la mission démocratique que revendiquent à raison les médias.
Le climat étant un sujet d’intérêt public majeur, certains médias n’hésitent pas à faire des concessions sur leur modèle économique payant. A l’occasion de la COP26, Bloomberg et le Financial Times ont ainsi levé leurs “paywalls” respectifs pour que leurs articles sur le climat touchent le plus grand nombre. Le manque à gagner d’une telle initiative est certes minime pour ces grands médias économiques qui ciblent moins le grand public, mais l’effort reste notable…
Cette étude de cas fait partie d’un cycle dédié au changement climatique.
- L’édito
- Etude de cas #1 : Faire comprendre l'ampleur du changement climatique au niveau mondial
- Etude de cas #2 : Rendre tangibles des phénomènes climatiques invisibles à l’œil nu
- Etude de cas #3 : Vulgariser le changement climatique
- Etude de cas #4 : Sensibiliser sur les risques individuels et locaux
- Etude de cas #5 : Décrypter les leviers d’action politiques
- Etude de cas #6 : Tenir responsables les décideurs
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