Notre écosystème médiatique donne la prime au flux et au temps réel. Il est temps de permettre aux internautes de suivre une actualité sur le temps long.
Cet article fait partie de la série : « 5 besoins auxquels les médias en ligne pourraient mieux répondre ».
Pourquoi c'est important
Quand on parle d'information, on pense souvent au cycle incessant de l'actualité chaude, à la course aux « breaking news » et aux petites phrases. Ce tropisme vers le court-terme est bien connu (lire notre étude de cas) et constitue une des principales critiques du journalisme contemporain, notamment à l'heure numérique.
De nombreux sujets sont rapidement chassés par le cycle médiatique alors que l'action ou les phénomènes sous-jacents courent toujours. Et ce alors même qu'une partie du public serait probablement curieuse ou soucieuse de rester informée à plus long terme.
Beaucoup de médias tentent, à leur échelle, de ne pas lâcher certaines actualités ou faits de société, en y investissant leurs efforts éditoriaux. Pour ce qui est de l'information en ligne, force est toutefois de constater que l'internaute sera très vite perdu lorsqu'il s'agit de suivre un sujet de fond qui l'intéresse. Heureusement que Google existe car les sites d'information ne seront pas d'une grande aide pour s'orienter.
Une des raisons, souvent évoquée sur HyperNews, est que la structure des produits numériques d'information est globalement enfermée dans une vision archaïque du journalisme web et des usages qui en découlent. L'immense majorité des sites d'info sont conçus comme un agrégat d'articles individuels assez mal organisé. Le mode principal d'organisation et de hiérarchie de l'information est la page d'accueil, dont les contenus sont rafraîchis en quasi-continu — logique de temps réel oblige.
Pour creuser une séquence d'actualité précise, l'internaute pourra probablement se raccrocher aux liens disséminés dans les articles — à condition que le journaliste ait bien pensé à en inclure, et que ceux-ci soient pertinents. Sur certains sites d'info, il pourra aussi se référer à des « tags », plus ou moins fins et bien entretenus. En règle générale, ces tags sont malheureusement utilisés pour des entités très larges (« Emmanuel Macron », « Election présidentielle »...) et ne permettent pas un suivi très fin d'une séquence d'actualité plus précise. C'est sans parler des habituelles grandes rubriques (« Politique », « Société », « Economie »...) qui sont aussi beaucoup trop larges et génériques. Résultat : il est assez difficile de suivre un sujet sur le long cours.
Cette faiblesse de l'écosystème médiatique — numérique, mais pas que — est loin d'être anodine. Car cette incapacité à explorer les phénomènes sociaux dans toute leur longueur ne nous permet pas d'appréhender correctement la complexité du monde contemporain. Les sujets de société systémiques ne manquent pas : on peut bien sûr citer le changement climatique, la crise du modèle démocratique et des institutions, les inégalités économiques et sociales...
Or la façon dont les médias choisissent de traiter tel ou tel événement, de mettre le réel dans telle ou telle case, est évidemment cruciale car elle façonne en retour nos consciences et notre façon de voir le monde. Ce constat est adressé depuis longtemps aux médias de masse audiovisuels, dont la force de frappe visuelle fascine. Il serait pourtant illusoire de penser que les médias numériques et le journalisme web échappent à cette même responsabilité.
Informer le grand public ne saurait ainsi se limiter à de la sténographie. Que ce soit sur papier, à la télévision ou sur internet, il s'agit aussi de mettre en perspective, d'aider à creuser, à « dézoomer ». En nous enfermant dans un monde de temps réel, de flux et des notifications push, les médias en ligne continuent d'alimenter notre myopie collective. Alors, comment dépasser cette logique et laisser plus de place au temps long ?
Les pistes
Proposer une architecture éditoriale plus fine
Pour commencer, il faut noter l'importance des choix éditoriaux et de la navigation dans les produits numériques d'information. Le site Les Jours est probablement le meilleur exemple avec ses séries éditoriales — ses « obsessions » — qui feuilletonnent des sujets précis sur le temps long.
Cette architecture éditoriale inspirée des séries TV est rendue possible par une organisation adéquate des contenus sur le site ou l’application mobile du média, où l’on peut facilement retrouver tous les épisodes d’une obsession.
On peut d’ailleurs trier les épisodes dans deux sens : du plus récent au plus ancien, ou inversement. Une façon à plaire à la fois aux habitués et aux nouveaux venus.
De façon plus discrète, le site américain Axios peut aussi être cité car son arborescence éditoriale fait la part belle à des sujets plus fins que les traditionnelles rubriques de presse : citons par exemple « Data privacy », « Black Lives Matter » ou « Medicare for All »…
Dans le même genre, le pure-player Coda explore les crises contemporaines à travers trois grandes « verticales ». Une façon de ne pas s'éparpiller tout en faisant des choix éditoriaux forts.
Des pages de tag plus éditorialisées
Les pages de tag peuvent être un bon levier pour faciliter le suivi de certains sujets d’actualité, à condition que les tags soient bien utilisés. Ces pages archivent en effet tous les contenus publiés autour d’un même thème.
Quelques sites font le choix d’éditorialiser les pages de tags importantes, en allant au-delà d’une simple liste automatique des derniers articles. L’objectif étant, par exemple, de mettre en avant les contenus les plus signifiants. Le lecteur régulier pourra ainsi retrouver cette page de tag — plus ou moins facilement — et capter l'essentiel de ce qu'il faut retenir... si les mises à jour sont suffisamment fréquentes.
On peut penser à The Economist qui propose une page de tag enrichie pour suivre la présidence Joe Biden.
De façon similaire, Axios met en avant une sélection des articles les plus importants (« The big picture ») dans ses pages de rubriques. Ces contenus sont mis à jour de façon assez régulière mais dénotent clairement avec la prime à la récence très ancrée chez les sites d’info.
Le site allemand Zeit propose lui une introduction complètement éditorialisée de ce qu’il faut savoir sur de nombreux sujets d’actualité plus chauds, qui sont mis à jour pendant un certain temps.
Des pages "ressource" très structurées
Certains médias en ligne vont un cran plus loin avec des pages de tag qui deviennent de véritables « pages-ressource » très structurées et mises à jour régulièrement.
On peut citer Bloomberg qui multiplie depuis quelques mois le format « Storythread » sur de nombreux sujets d’actu de long terme (mais plutôt « froids »). Ces sujets disposent d’une page avec une synthèse de ce qu’il faut savoir, quelques chiffres clés, puis la liste de tous les articles publiés. Surtout, on peut recevoir des alertes par mail pour toutes les nouveautés.
Le site anglophone chinois South China Morning Post propose aussi des hubs très bien pensés pour suivre des sujets, avec un mix de contextualisation et de flux. On peut là encore « follow » un sujet via son compte personnel.
De la personnalisation intelligente
Plus ambitieux : on peut aussi imaginer d'afficher au lecteur le dernier état de ce qu’il doit savoir sur un sujet... en tenant compte de ce qu’il sait déjà (ou ce qu'il a déjà lu).
C'était l'ambition de l'application défunte Circa, qui proposait une expérience très novatrice pour consulter l’actu. Les actus y étaient découpées (voire même « atomisées ») sous forme de micro-informations, afin d'afficher une expérience personnalisée à chaque lecteur.
Un concept qui nécessite un gros travail pour repenser l’architecture éditoriale et technique des médias traditionnels. Il nécessite de mettre au point un maillage très fin pour suivre toutes les informations liées à une même actualité, et que ce soit cohérent pour le lecteur.
Dans les pas de Circa, la cellule R&D de la BBC a défini le concept de « storyline » avec des recherches passionnantes sur le « journalisme structuré ».
De quoi remettre au premier plan un sujet souvent oublié : la taxonomie, mot barbare qui régit pourtant la façon dont les contenus sont organisés sur internet... Ces derniers temps, certains médias investissent d'ailleurs sur cette compétence stratégique, à l'instar du Wall Street Journal ou du Washington Post. À bon entendeur !
Cet article fait partie de la série : « 5 besoins auxquels les médias en ligne pourraient mieux répondre ».