Que propose-t-on aux citoyens quand ils ont décroché pendant quelques temps de l’actu ?
Pourquoi c’est important
Que propose-t-on aux citoyens quand ils ont décroché pendant quelques temps de l’actu — une situation presque recommandable pour leur santé mentale en ce moment ? Bizarrement pas grand chose, à y regarder de près.
Vous connaissez le refrain : nous vivons sous le règne de l’accélération générale, à tous les niveaux de la société. Le culte de l’immédiateté, de la nouveauté, de la productivité, car il faut désormais meubler toutes les interstices de nos vies personnelles et professionnelles…
Les médias ne manquent pas à ce constat et sont même un moteur actif du phénomène :
- Depuis l’essor des chaînes d’information en continu (dans les années 90 aux Etats-Unis, un peu plus tard chez nous) aux réseaux sociaux, on constate une accélération évidente du cycle médiatique. Nous sommes bombardés de « séquences » d’actualité toujours plus stridentes et éphémères, comme le confirment certaines études.
- Ce phénomène se nourrit des nouveaux tics de l’information et de la communication modernes : développement de la politique-spectacle, cycle infernal des micro-polémiques permanentes, circuit en vase clos du microcosme journalistique biberonné à Twitter…
De leur côté, les grandes plateformes et leurs interfaces s’avèrent redoutables de créativité quand il s’agit de capter notre attention. Facebook et Twitter nous ont habitués à consulter des flux infinis, rafraichis en continu. Les algorithmes de recommandation ont toujours quelque chose à proposer pour engager les utilisateurs.
Résultat : les citoyens semblent exprimer une fatigue cognitive croissante, qu’elle soit admise ou inconsciente.
- L’omniprésence des écrans et la pratique du zapping permanent réduit à vue d’oeil notre temps d’attention et de concentration. Chez les fameux « millenials », il serait en moyenne de 9 secondes, soit l’équivalent d’un poisson rouge.
- Cette diminution du temps disponible déteint également sur les pratiques d’information et s’accompagne d’une « news fatigue » latente. On n’a jamais consommé autant d’info (le Covid l’a confirmé) mais celle-ci est de plus en plus perçue comme anxiogène, épuisante. Au Royaume-Uni, le Reuters Institute estime que 24% de la population « évite activement » les médias d’information.
Pour les lecteurs, le besoin de décélérer semble assez évident. Du côté des médias, en revanche, tout le monde n’a pas encore reçu le mémo :
- Rappelons que les incitations des éditeurs ne sont pas toujours « alignées » avec les besoins des citoyens : la course à l’audience et au volume publicitaire a longtemps incité à repousser les limites de la production éditoriale.
- Depuis quelques années, l’essor du modèle économique de l’abonnement numérique pousse enfin certaines rédactions à réviser leurs stratégies et à publier (un peu) moins sur le Web.
- Le souci est aussi culturel : une bonne partie des journalistes et des rédactions est toujours animée par le culte du scoop et la course à l’info la plus « fraîche ». Il semble urgent de concevoir la mission du journalisme autrement que dans cette course sans fin.
Si on regarde les sites d’information, on voit d’ailleurs vite que leur structure est pensée pour un usage quotidien, très régulier, comme si tous les lecteurs étaient branchés du matin au soir sur l’actualité. Beaucoup de rédactions réfléchissent leur stratégie numérique sur le mode d’une journée-type : tel format le matin, telle publication en fin de journée… Autant de rendez-vous importants pour les lecteurs assidus.
Mais on s’aperçoit vite qu’il manque un maillon si on élargit la focale. Quid du citoyen qui n’a pas suivi grand chose la semaine passée pour cause de travail intense ou de tracas familiaux ? Qu’il ait évité activement l’info ou tout simplement pas eu le temps, que lui propose-t-on ? Il devra souvent se contenter des toutes dernières infos de la journée (au risque d’avoir loupé des actualités plus signifiantes). Ne cherchez pas à remonter le fil des sites d’info, c’est souvent mission impossible car la notion d’édition chronologique a quasiment disparu avec le Web.
C’est paradoxalement la presse papier qui semble toute indiquée dans ce cas. Les « news magazines » résument l’actu de la semaine (ou du mois) depuis des décennies, si on simplifie un peu leur ligne éditoriale. Certaines émissions de radio et télé peuvent aussi faire office de bon « récap », même si les programmes généralistes ne sont pas si nombreux.
Alors, quelles pistes pour se remettre à jour quand on a loupé le fil d’une actualité ou de l’actualité en général ? Comment permettre de rattraper le wagon, quand la majorité des médias sont passés à autre chose depuis longtemps ? Des questions qui ouvrent la porte à une réflexion sur la temporalité de publication et de valorisation des contenus.
Les pistes
Créer des formats « récap »
Une première idée évidente serait de créer des formats « récap » afin de faire le point sur l’actualité de la semaine ou du mois passé. On peut imaginer une grande variété de formats et supports, plus ou moins éditorialisés, pour cela : du simple regroupement d’articles au brief totalement réécrit, en passant par les formats audio ou visuels…
Les exemples aboutis sont plutôt rares, notamment dans la presse écrite. Pourquoi ne trouve-t-on pas plus de récaps hebdomadaires chez les sites d’info ? On peut constater que certains « médias alternatifs » commencent à occuper ce créneau : Hugo Décrypte réalise par exemple une sélection éditorialisée des « 5 bonnes nouvelles de la semaine » sur Instagram. Côté com’pol, Jean-Luc Mélenchon connait un grand succès avec sa « Revue de la semaine » sur YouTube.
Chez les médias « traditionnels », on trouve certains formats qui s’en approchent, même si le potentiel ne semble pas totalement atteint. Sur un créneau « opinion », on peut citer par exemple la chronique hebdomadaire de Dominique Seux chez Les Echos, intitulée « L’actualité de la semaine en 3 mots ». De nombreuses autres chroniques proposent la même promesse éditoriale, même si elles ne sont pas toujours aussi bien identifiées.
Le New York Times a par exemple imaginé une page « Weekender », mise à jour chaque fin de semaine, qui sélectionne une dizaine d’articles à lire. La promesse est toutefois plus proche d’un magazine weekend que d’un récap de l’actu.
Sous un angle plus ludique, le New York Times publie aussi un quiz hebdomadaire pour tester si on a bien suivi l’actu de la semaine. Une façon originale de rattraper (même si ce sont honnêtement plutôt les accros à l’actu qui risquent d’y jouer).
Produire des synthèses thématiques
Il pourrait aussi être intéressant de faciliter le rattrapage sur une thématique précise.
Brief.me a ainsi créé le format « Panorama » pour couvrir différemment une poignée de sujets structurels. Cela prend la forme d’une synthèse bien structurée — accessible sur le web ou via newsletter — et mise à jour régulièrement.
Les pages de tag peuvent aussi être précieuses pour faciliter l’accès à l’info. Bloomberg a par exemple lancé des sortes de pages de tags éditorialisées (un format intitulé « Story Thread ») pour se maintenir à jour certains sujets de fond, avec une synthèse courte et bien sûr un accès vers tous les derniers articles.
Ordonner ses archives
Un des problèmes inhérents au récap chez les médias en ligne est que ceux-ci opèrent dans une logique de flux en temps réel. La notion d’édition, chère au support papier, a été abolie chez la quasi-totalité des sites d’information. Quelques-uns ont toutefois fait le pari inverse — ce qui peut présenter un intérêt en matière de « catch-up », tout en recréant une sensation de « finitude » bienvenue dans un océan de contenus.
Le journal britannique The Times a ainsi renoué avec une publication temporalisée sur le web depuis 2016. : 3 éditions sont publiées par jour. Chaque édition est ensuite archivée et accessible en ligne pour une durée de 7 jours. En quelques clics, on peut donc balayer les titres de la journée, ce qui n’est pas inintéressant quand on veut se remettre à jour.
Le pure-player norvégien Peil ou encore Brief.me permettent de la même façon de retrouver leurs éditions quotidiennes pendant quelques jours dans leurs applications.
Et repenser la complémentarité avec le print ?
Au delà de ces idées de formats numériques, le support papier pourrait aussi être utile pour répondre à ce besoin de rattrapage. On pourrait ainsi imaginer des publications papier hebdomadaires qui synthétisent intelligemment la production éditoriale de la semaine écoulée. C’est ce que font historiquement certains quotidiens avec leurs magazines du week-end, même si la promesse éditoriale n’est pas forcément de faire le récap de la semaine.
Un des exemples intéressant vient du Guardian qui publie « The Guardian Weekly », un magazine de news, petit mais dense, qui synthétise le meilleur des contenus web de la semaine. Un format complémentaire du web en continu, à lire notamment le week-end. Une stratégie intéressante pour les médias payants, afin de réduire l’effet de pile qui pousse certains lecteurs à se désabonner, faute de temps…
Cet article fait partie de la série : « 5 besoins auxquels les médias en ligne pourraient mieux répondre ».