23 nov. 2021

Rendre des comptes à son audience

Rendre des comptes à son audience

Pour redonner confiance, les médias peuvent commencer par jouer le jeu de la transparence et de l’ouverture.



Pourquoi c'est important

Les journalistes n'ont sans doute jamais été autant scrutés, exposés, critiqués qu'à l'ère des réseaux sociaux. Les citoyens, dans toute leur diversité, peuvent désormais prendre la parole à tout moment et n'hésitent pas à s'en servir pour critiquer les détenteurs traditionnels du monopole de l'expression publique. Avec des effets de réseau ou de buzz désormais bien connus.

Une petite révolution qui a pu décontenancer une certaine partie de la profession, habituée à sa tour d'ivoire. Les internautes se révèlent pointilleux, de moins en moins tolérants envers les erreurs, les imprécisions ou les impostures intellectuelles. Les critiques sont certes de plus ou moins bonne foi, parfois partisanes, mais elles révèlent souvent en creux la perception bien ancrée des médias comme une sphère de pouvoir opaque, à l'instar du champ politique.

Si on évacue toutes les critiques légitimes, la défiance citoyenne semble ainsi se nourrir du manque de transparence des médias d'information traditionnels, qui alimente fantasmes et incompréhensions.

Un manque de transparence notoire

Il faut dire que la culture journalistique ne se prête pas naturellement au jeu de l'interaction et de la transparence, même si elle prône à l'inverse la transparence de la vie publique. Habitués à définir seuls l'agenda médiatique, les journalistes ont généralement une vision descendante (voire condescendante) de leurs publics, vaguement perçus comme une "audience" informe. L'interaction journaliste-public reste souvent épisodique et superficielle — que ce soit le courrier des lecteurs d'antan ou l'interactivité numérique d'aujourd'hui. Chez la plupart des médias, elle se traduit par une approche utilitaire (par exemple un appel à témoignages) plutôt qu'une véritable dynamique de dialogue et de co-construction sur le long cours. (Précisons d'emblée que certains nouveaux médias l'ont bien compris et adoptent à l'inverse des stratégies intéressantes de community-building.)

En tant qu'entreprises, les médias ne sont pas non plus très habitués à la transparence. Très critiqués dans l'opinion publique pour leur déconnexion supposée ou leur manque de diversité, peu d'entre eux font part à leur audience de ces enjeux importants, et de leurs efforts pour y répondre. Et ça passe très mal quand les pratiques internes d'un média se retrouvent publiquement en porte-à-faux avec sa ligne éditoriale. Comme dans la sphère politique, l'époque exige de la cohérence entre les discours et les actes.

Cette demande accrue de transparence et d'honnêteté intellectuelle est d'autant plus forte qu'un nombre croissant de médias sont dépendants du modèle économique de l'abonnement, qui implique généralement une adhésion à des valeurs communes.

Ecouter, expliquer, corriger

Face à ce changement de paradigme, la posture journalistique lointaine et descendante ne semble plus vraiment tenable. Il est désormais nécessaire de descendre dans l'arène, de se frotter au public (même si, soyons honnêtes, tous les avis ne se valent pas) afin d'expliquer et de défendre ses choix éditoriaux.

C'est aussi l'occasion d'admettre que les médias sont parfois faillibles, qu'ils peuvent faire des erreurs de jugement, de vérification... Bref, montrer que derrière un média, il y a des journalistes avec un petit coeur qui bat. Déjà un premier pas vers la démystification du travail journalistique.

Alors oui, l'ère de la transparence est plutôt inconfortable pour les éditeurs et les journalistes, déjà soumis à de nombreuses pressions. On peut comprendre le sentiment d'être « assiégés » par le tribunal des réseaux sociaux, avec toutes ses dérives.

Mais rendre des comptes aux lecteurs peut avoir du bon. Elle pousse les médias à être plus exigeants, à faire preuve de cohérence, à être en phase avec la société. Il ne s’agit pas pour autant de créer un journalisme de la demande qui dirait aux lecteurs ce qu'ils ont envie d'entendre, ou de plier sous la moindre polémique issue des réseaux sociaux. On parlera plutôt d'une démarche d’échange, d'introspection sur ses propres pratiques, qui est aussi une forme de modestie. Si on voulait le résumer avec une formule simple, je propose le triptyque « Ecouter, expliquer, corriger ».

Alors, quelles pistes concrètes pour appliquer tout ça ? Comme le font certains médias, il semble important d'institutionnaliser cette démarche, pour éviter qu’elle ne soit qu’un gadget.


Les pistes

Répondre aux questions sur le travail journalistique

Une première piste assez simple est de faire preuve de transparence en s’ouvrant aux remarques et questions des lecteurs sur la ligne éditoriale ou les pratiques journalistiques. Car les lecteurs ont souvent beaucoup de choses à dire.

Depuis février 2021, Le Monde organise ainsi un live chat mensuel sur tous ces sujets. Avec des discussions souvent très intéressantes entre le journaliste Gilles Van Kote et les lecteurs. Les questions qui « fâchent » ne sont pas occultées : celle sur l’influence de Xavier Niel dans la ligne éditoriale du journal est par exemple un running gag récurrent.

Sous une forme plus fouillée, la rubrique CheckNews de Libération répond aussi parfois aux questions qui fâchent sur la vie de la rédaction, avec des enquêtes inconfortables mais salutaires (ici, ici ou ici).

Créer une rubrique dédiée

La création d'une rubrique dédiée peut être une autre moyen d'institutionnaliser cette démarche de transparence.

Le journal suisse Le Temps a par exemple créé la rubrique « Hyperlien » qui répond à plusieurs besoins : expliquer certains choix éditoriaux contestés, raconter la vie de la rédaction, relayer les retours des lecteurs... On peut toutefois regretter que les articles soient de moins en moins nombreux et plus timides ces derniers temps. Plus près de chez nous, le site d’investigation locale Mediacités publie aussi régulièrement dans sa rubrique « La Fabrique ».

Dans une moindre mesure, le New York Times ou Le Monde ont également créé des rubriques pensées pour renforcer le lien avec les lecteurs (avec respectivement un « Reader Center » et un espace « Le Monde & Vous »). Celles-ci sont toutefois plus axées sur les coulisses et la transparence organisationnelle que sur les sujets éditoriaux chauds.

Avoir un médiateur bien identifié

Certains médias vont plus loin avec un poste de médiateur. Une pratique de plus en plus rare mais qui permet généralement, si elle est bien mise en avant, d’assurer une certaine visibilité à ces questions auprès des lecteurs... et au sein même de l’organisation.

C’est par exemple le cas de Radio France, dont la médiatrice Emmanuelle Daviet dispose d’une page web archivant les messages reçus, d’une newsletter hebdomadaire, d’un compte Twitter et surtout de chroniques régulières sur les antennes.

Ailleurs, la fonction semble en perte de vitesse, mais pas forcément pour de bonnes raisons. Au New York Times, le poste de Public Editor (équivalent du médiateur à la française) a été supprimée en 2017, pour donner lieu à la rubrique « Reader Center » évoquée ci-dessus. Très critiqué, ce changement a globalement été perçu comme une fausse avancée et un mauvais signal pour la confiance dans le journalisme.

Chez Le Monde, la fonction historique de médiateur a été remaniée en 2020 : elle est absorbée par le nouveau poste de « Directeur délégué aux relations avec les lecteurs », occupé dorénavant par Gilles Van Kote et dont la mission se veut plus large. On peut toutefois regretter les chroniques régulières du précédent médiateur, qui semblaient s’attaquer davantage aux sujets chauds du moment.

Corriger publiquement ses erreurs

Cette démarche de transparence et d’ouverture doit aussi irriguer toute la pratique journalistique, notamment lorsqu’il s’agit d’admettre ses erreurs. Car il est souvent reproché aux médias de mettre sous le tapis leurs maladresses.

Il faut d’abord noter que la presse française est assez peu rigoureuse dans l’affichage des corrections éditoriales, contrairement à la presse anglo-saxonne qui les pratique religieusement en fin d’article — au point que Twitter déborde d’exemples hilarants.

Sur le site du New York Times, une page recense d’ailleurs toutes les dernières corrections sur le site et dans le journal papier, dans un véritable effort de transparence. Notons que c’est aussi le cas sur le site d’AFP Factuel.

La radio publique américaine NPR est aussi très à cheval sur ces principes et a imaginé un usage intelligent de la personnalisation dans son application mobile NPR One. Si un auditeur a écouté une séquence qui contenait une erreur, la radio se dit capable de lui envoyer une correction audio dans sa playlist personnelle, lors de sa prochaine écoute, ou par email. Malin !

Autre point d’attention : le process pour signaler une faute dans un article est souvent peu clair. Les lecteurs se rabattent généralement sur les commentaires ou sur les réseaux sociaux pour critiquer quelque chose (pas forcément malin puisque cela leur donne de l’écho). A l’inverse, 20 Minutes propose par exemple un bouton en fin d’article pour signaler une erreur.

Un process clair pour gérer les plaintes

Pour finir, on peut citer certains médias britanniques qui permettent aux lecteurs de saisir une instance ad hoc s’ils estiment que la couverture éditoriale ne respecte pas certains standards éthiques.

Au Royaume-Uni, la BBC permet par exemple de contacter ses services pour toute infraction à ses « Editorial Guidelines » ou celles du régulateur audiovisuel Ofcom. Une réponse est garantie sous deux semaines, et en public si c’est une question d’intérêt général.

De son côté, le Financial Times se veut totalement indépendant et missionne un avocat depuis 2014 pour instruire toute infraction à son « Editorial Code ». Chaque décision est rigoureusement publiée sur le site (corporate) du journal et les recommandations s’imposent théoriquement à la rédaction.

S'engager aussi sur la gestion de l'entreprise

La vie d'un média ne s'arrête pas aux problématiques de ligne éditoriale, et cela n'échappe pas aux lecteurs. Certains éditeurs l'ont compris et se veulent plus transparents sur leur gestion interne, leurs pratiques managériales, mais aussi leur impact sociétal...

On peut citer le média américain ProPublica qui publie chaque année ses statistiques en matière de diversité des équipes, assorti d'un plan d'action détaillé.

Ou encore The Guardian, très en pointe sur les problématiques environnementales, qui publie depuis 2019 des engagements forts en la matière. Le journal s'est ainsi engagé à refuser toute publicité liées aux énergies fossiles ou à diminuer ses propres émissions de 67% d'ici à 2030.


A lire aussi : Etre plus transparent sur l'éthique journalistique

Maxime Loisel
Maxime Loisel
Fondateur de HyperNews. Consultant indépendant en stratégie et design pour les médias en ligne. Ce blog n’engage que moi.
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