Face à l’overdose d’info, le retour à des formats plus concis et linéaires peut être une stratégie prometteuse pour fidéliser les lecteurs et lutter contre la « news fatigue ».
Pourquoi c’est important
L’information en ligne est devenue synonyme de flux et de temps réel. Dans un mouvement déjà amorçé par les chaînes d’information en continu, le Web et les réseaux sociaux ont encore accru l’accélération du temps médiatique, tout en brouillant largement les règles implicites du discours public.
Un joyeux bordel dans lequel l’information est à la fois partout et nulle part : il est de plus en plus difficile de s’y retrouver dans un flux ininterrompu de nouvelles — émanant de sources plus ou moins fiables —, de stimulations et de micro-polémiques permanentes.
Ce cycle infernal mérite d’interroger les stratégies des médias d’information sur le Web.
- Historiquement, les médias ont embrassé dans leur grande majorité la vision d’un Internet spécialisé dans le flux et le temps réel. On a d’abord délégué aux rédactions web le traitement de l’actualité en temps réel, le support papier ne pouvant plus rivaliser à ce niveau… L’arrivée des réseaux sociaux, des « live blogs » ou des notifications push ont renforcé cette quête de l’instantanéité.
- Le modèle publicitaire, très en vogue dans les années 2000-2010 où régnait encore l’utopie du tout-gratuit, a également stimulé une course à l’audience et à la production éditoriale chez les médias web. Il fallait produire des papiers à la pelle, quitte à rogner sur l’ambition et la rigueur journalistique… Il faut relire à ce propos les débats sur les fameux « forçats de l’info » en 2009.
- Pour les médias encore dotés d’éditions papier, celles-ci ont été progressivement recentrées sur la synthèse, le recul, l’approfondissement — bref, un tempo plus lent et vu comme complémentaire des usages numériques.
Difficile pourtant de se satisfaire de cette répartition des choses, à l’heure où les pratiques numériques dominent nos vies. Le cycle médiatique continue inexorablement de s’accélérer et doit nous interroger sur les modèles de production de l’information numérique. Les signes d’essoufflement de cet ecosystème ne manquent pas :
- Une part croissante des lecteurs se disent littéralement fatigués par les médias et l’information. Le rapport 2019 du Reuters Institute pointait notamment un volume d’information (et de bruit médiatique) perçu comme oppressant par une part conséquente de citoyens en Europe.
- Une « news fatigue » confirmée par les études qualitatives du New York Times en 2020 : de nombreux lecteurs évoquent le cycle infernal de l’actualité et regrettent la sensation de quasi-« satiété » qu’on pouvait retrouver avec le support papier.
- D’autres études parlent carrément de « news avoidance » : l’évitement actif, pur et simple, des médias. Un mouvement visiblement amplifié par la crise du Covid-19.
Plus prosaïquement, l’avalanche de contenus présente également des limites préoccupantes pour les médias, en terme de business et de marketing.
- Publier toujours plus n’est pas forcément une bonne stratégie pour les médias reposant sur un modèle d’abonnement. Un trop-plein de contenus peut favoriser les désabonnements, si l’on a le sentiment d’être noyé et de ne pas profiter suffisamment du produit payé. C’est ce qu’on appelle souvent « l’effet de pile », bien connu de la presse magazine.
- Depuis quelques temps, des médias leaders comme le Guardian ou Le Monde s’engagent d’ailleurs à publier moins d’articles en ligne, avec de bons résultats.
- Le retour à des produits numériques plus concis est aussi une opportunité pour fidéliser les lecteurs autour d’habitudes solides de consultation. Cette notion d’habitude quotidienne est au coeur de la stratégie de nombreux médias, qui s’inspirent notamment des théories de l’auteur Nir Eyal.
Mais publier moins d’articles ne règle pas le problème de la « news fatigue ». Il s’agirait plutôt de repenser des interfaces et des produits numériques qui redonnent aux lecteurs cette sensation de « finitude », appréciée sur le support papier. Un enjeu qui peut se traduire par la création de nouveaux produits complémentaires avec l’info de flux, ou bien par une remise à plat plus radicale du modèle de publication…
Les pistes
Concevoir des « briefings » concis
La Matinale du Monde est une application spin-off qui est sans doute l’expérience la plus remarquée et réussie de ces dernières années. Elle propose chaque jour une sélection d’articles piochés parmi la production éditoriale du Monde. Le tout est présenté dans une interface à la Tinder, permettant au lecteur de faire son propre tri avant de lire. Le concept fonctionne grâce à une très bonne animation éditoriale et un design engageant.
L’application fut un temps proposée avec une offre d’abonnement propre, avant d’être rapatriée comme un bonus pour les abonnés haut-de-gamme du Monde.
Dès 2014, le magazine britannique The Economist a sorti une application spin-off intitulée « Espresso ». Elle délivre une poignée de sujets chaque matin, dans une interface dépouillée (d’aucuns diraient austère) et volontairement straight to the point. L’idée n’est pas de faire du breaking news, mais plutôt de donner une photographie de l’actu vue par The Economist. Cerise sur le gâteau à la fin de chaque édition : une citation inspirationnelle qui sonne quasiment comme une récompense.
Peil est une application native du groupe norvégien Schibsted, qui délivre chaque jour une sélection d’actualités dans un format très visuel. Chaque édition est composée de mini-histoires à swiper, avec une navigation originale mais très intuitive. Rien à voir avec l’expérience habituelle d’une application d’info. Un concept très abouti et prometteur pour reconquérir un jeune public biberonné à Instagram.
L’application mobile de The Atlantic a été repensée fin 2019 et s’ouvre avec une page d’accueil très éditorialisée, à la manière d’un Brief en 5 points. Une façon de présenter les articles du jour dans un format compact et direct. A noter : les mentions manuscrites au début et à la fin de la page, qui donnent l’impression de lire une lettre personnelle.
L’application de Télérama été récemment repensée autour du besoin principal de ses lecteurs numériques : savoir quoi regarder en ce moment. Place donc à une sélection très éditorialisée en 10 points, qui brasse aussi bien les programmes TV que les dernières sorties de Netflix ou Amazon… Un bel exemple de transformation éditoriale adaptée aux nouveaux usages.
L’application du média hawaïen Honolulu Civil Beat ne propose pas une liste infinie d’articles mais une sélection de 8 à 10 sujets quotidien. Astuce habile à la fin du brief : le décompte des articles lus et un compteur qui annonce la publication du prochain brief. De quoi tenir en haleine…
Depuis quelques années, Courrier International dispose d’une application hybride (une « PWA », pour les connaisseurs), avec un modèle payant. Ce « Réveil Courrier » délivre une sélection de quelques articles issus de la presse étrangère, chaque matin à 7 heures.
Adapter (réellement) le print pour le web
Les contenus des éditions print sont par essence des éditions finies. Ils restent un « asset » précieux qui peut être exploité aussi sur le web. On préférera toutefois les expériences qui tentent d’adapter intelligemment le print au format numériques, plutôt que de répliquer simplement le PDF (même si un nombre important de lecteurs reste attaché à ce format).
L’application « Daily » du Guardian pour consulter le journal du jour n’est pas une « liseuse » PDF, mais est très proche de l’application principale dédiée au temps réel. La mise en page des articles est similaire, tandis que le sommaire est présenté comme une home page de site d’info, avec une bien meilleure hiérarchie que la plupart des « liseuses » PDF .
Les sujets du jour y sont classés par rubrique, sous forme de carousels scrollables et avec un système de points pour indiquer le nombre de contenus disponibles. C’est simple mais ça marche — sur mobile comme sur tablette.
L’application mobile de L’Express propose également un affichage propre pour consulter les articles de son édition papier hebdomadaire. A noter : tout cela est bien intégré dans un onglet de l’application principale, contrairement à de nombreux médias qui disposent d’une application séparée pour les contenus papier.
Arrêter la publication en flux tendu
Certains médias ont bien compris l’importance de reconstruire des produits éditoriaux avec une programmation plus linéaire, susceptible de générer des réflexes de consultation régulière.
Le journal britannique The Times a été parmi les premiers à transformer son modèle de publication en ligne, dès 2016. Il a ainsi rompu avec le breaking news et ne publie plus que 3 « éditions » quotidiennes, alignées avec les pics horaires de fréquentation de son site web.
En clair, le site est rafraîchi seulement 3 fois par jour, pour en refaire une destination à contre-courant du bruit médiatique ambiant. Chaque édition reste accessible pendant 6 jours. Résultat : une croissance impressionnante des abonnements suite à ce changement osé, et une page d’accueil qui redevient une « destination » à part entière.
Le journal local américain The Post and Courier a également refondu son site autour d’une édition quotidienne, publiée tous les matins.
Mediapart est aussi l’un des rares sites d’information français à adopter ce principe de publication, avec 3 éditions.
Pour aller plus loin : on pourrait parler également parler de newsletters, de podcasts ou de vidéos — autant de formats intéressants pour synthétiser l’actu dans un format limité. Mais chacun d’entre eux serait un sujet à part entière…