7 oct. 2021

Clarifier les registres journalistiques sur les sites d'info

Clarifier les registres journalistiques sur les sites d'info

Le champ des « médias » est un gigantesque fourre-tout qui nourrit les amalgames et les critiques en tout genre. Il semble temps de clarifier les registres journalistiques et d'éduquer les lecteurs à ces différences, notamment sur internet.



Pourquoi c'est important

Cela peut sembler évident pour les professionnels du secteur mais il est toujours bon de le rappeler : le terme médias est un fourre-tout qui désigne des entreprises et des pratiques très variées. Surtout, ce terme peu commode — la langue française nous offre assez peu d'alternatives satisfaisantes — masque en réalité une grande pluralité de genres ou de registres journalistiques.

Quel rapport entre un éditorialiste politique qui navigue d'un plateau à l'autre, un reporter de terrain, ou encore un deskeur web qui produit des articles putaclic à la chaîne ? Au-delà de leur réalité sociale très différente, ces trois profils ne partagent probablement pas la même conception de l'information, ni les mêmes méthodes de travail. Donner son opinion personnelle à longueur de journée n'est évidemment pas la même chose que de s'efforcer de couvrir un sujet de façon équilibrée, de façon à s'approcher au plus près de la vérité.

On peut aisément faire l'hypothèse que ce grand mélange des genres alimente les incompréhensions et la défiance envers les journalistes, à qui on reproche à peu près tout et son contraire. Trop militants ! Trop tièdes ! Asservis aux pouvoirs politique et économique ! Trop inquisiteurs ! Le point de crispation le plus évident semble être leur supposé manque d'objectivité (attention, encore un terme piégeux).

On pourrait débattre des heures de cette notion d'objectivité, très contestée. Historiquement, plusieurs courants du journalisme ont toujours cohabité et incarné des lignes différentes à cet égard. On peut citer par exemple le grand modèle du journalisme « factuel » à l'anglo-saxonne, qui donne la prime à la collecte d'information et prétend donner un regard objectif, s'affranchissant de tout commentaire superflu. Ce courant se traduit par une écriture « descriptive, clinique » selon le sociologue Erik Neveu. A l'inverse, la presse française s'est construite sur une ligne plus littéraire et politisée, adepte du commentaire et des envolées lyriques.

Bien sûr, les lignes ont bougé depuis longtemps. Depuis des décennies, les journaux anglophones se sont mis à publier des éditos et points de vue dans leurs colonnes, mais en instaurant la plupart du temps une muraille de Chine entre la rédaction et les éditorialistes. A l'inverse, en France, beaucoup de médias ont développé une culture du news gathering rigoureux.

Aujourd'hui, l'objectivité journalistique apparait largement comme un concept illusoire et inaccessible, mais un consensus réside sur des principes éthiques. En somme, les journalistes doivent plutôt respecter une forme d'honnêteté intellectuelle et d'équilibre dans la restitution des faits. Le chercheur Arnaud Mercier parle d'ailleurs un « pacte de lecture » que nouent les médias avec leurs publics.

Le problème c'est que ce pacte est loin d'être clair pour les lecteurs, notamment à l'heure du numérique. L'éditorialisation débridée est aujourd'hui partout et s'entre-mêle constamment à l'information, dans un flou savamment entretenu. Les chaînes d'info en continu et Internet sont passés par là. On zappe désormais d'un site à un autre, depuis Google, Facebook, Twitter... Le résultat est là : beaucoup de citoyens ne font pas la différence entre un bloggeur, un commentateur professionnel et un journaliste rubricard sérieux. De plus en plus de gens ne font même plus attention aux sources journalistiques qu'ils consultent.

Cette confusion des genres est notable chez les médias en ligne, contrairement à une certaine tradition de la presse écrite papier. Là où les journaux généralistes proposaient une grammaire assez claire pour distinguer les éditos et tribunes du reste des informations (via une mise en page différente et/ou des rubriques bien délimitées), ces différences sont désormais noyées sur la plupart des sites d'information. Les articles sont bien souvent présentés de façon standardisée et sont consommés depuis des plateformes externes où les spécificités éditoriales passent à la trappe.

Même chez les Américains, où les grands journaux ont instauré depuis des décennies une séparation organisationnelle entre "news" et "opinion", les lecteurs sont de plus en plus perdus. La polarisation politique joue sans doute un rôle sur ces perceptions, puisque beaucoup assimilent désormais n'importe quel fait à une opinion comme une autre. Mais la façon dont les sites d'information sont pensés et organisés ne doit pas pour autant être occultée.

Il y aurait une vraie réflexion de fond à engager sur ces notions complexes, qui sont relativement peu discutées en France. Démêler news gathering et éditorialisation n'est pas chose aisée. Certains diront même que ce n'est pas souhaitable : le journalisme factuel à l'américaine serait un mirage, avec des biais évidents qui ne diraient pas leur nom. L'opposition entre "news" et "opinion" reste toutefois assez éclairante pour distinguer deux visions complémentaires du journalisme contemporain.

Si la frontière est imparfaite, on peut toutefois arguer que l'éducation aux médias commence d'abord par cette meilleure lisibilité des registres journalistiques. Le coeur du sujet n'est pas tant de défendre une prétendue neutralité mais de clarifier les subtilités méthodologiques et éthiques et de ménager les attentes des internautes. Au fond, on pourrait résumer l'enjeu à une question essentielle pour le public : savoir qui parle, d'où il/elle parle, et avec quelle ambition journalistique. Le chantier est complexe mais des premières pistes existent, si on se donne les moyens de les creuser. Les médias de qualité y ont a priori tout intérêt.

Les pistes

Différencier visuellement les contenus d'opinion

Pour les sites d'information qui publient un mélange d'informations (au sens de news reporting) et de contenus d'opinion identifiables (éditos, chroniques, tribunes...), une première précaution de base consiste à différencier l'apparence de ces deux types de contenus. En la matière, les journaux anglo-saxons sont souvent en avance. L'essentiel est de signifier visuellement au lecteur les spécificités de chaque registre.

Chez The Guardian, toutes les pages "Opinion" arborent ainsi une mention ad-hoc, un fond orangé, une typographie de titraille différente, et une forte mise en avant de l'auteur (photo à l'appui pour les chroniqueurs réguliers).

The Guardian

Cette distinction se retrouve partout sur le site, notamment sur la page d'accueil. Les articles d'opinion sont systématiquement présentés comme une prise de parole, symbolisée par les guillemets et le nom de l'auteur, et toujours ce fameux fond orange.

The Guardian

Au New York Times, les pages Opinion ont récemment été redesignées afin de mieux communiquer aux lecteurs ces différences fondamentales. Le terme "Opinion" est désormais en rouge, avec le nom de l'auteur très visible. Lorsque le contributeur est externe, le journal adopte désormais le terme "Guest Essay", qui renvoie à la notion d'invité. Un changement en apparence anodin mais qui serait mieux compris par les lecteurs, selon les recherches du Times.

A gauche, un article classique ; au milieu, une chronique récurrente ; à droite, une tribune d'un contributeur extérieur

En France, Le Monde est un des rares médias à prendre le soin de distinguer véritablement la mise en page de ses éditos et tribunes sur le Web.

Le Monde

Distinguer aussi sur les réseaux sociaux

La distinction est aussi précieuse sur les réseaux sociaux puisque les internautes y zappent constamment entre des sources d'information très variées.

Là encore, The Guardian est exemplaire. Dès qu'on partage un de ses articles d'opinion, la vignette fait figurer automatiquement une mention orange très visible, ainsi que le nom de l'auteur dans le titre. De façon plus simple, le Wall Street Journal affiche automatiquement le préfixe "Opinion" dans le titre de l'article.

The Guardian
The Wall Street Journal

Délimiter l'espace dédié à l'opinion

Au-delà du design des pages, il faut bien réfléchir à la façon dont les contenus d'opinion se mélangent avec les autres articles sur les sites d'info.

Rassembler les éditos ou les tribunes dans une rubrique dédiée est ainsi un bon début pour matérialiser leur spécificité. On peut penser à la rubrique Opinions du Monde, ou encore du FigaroVox au Figaro. Une façon de recréer les schémas mentaux qui étaient beaucoup plus clairs sur le support papier.

Mais il faut aussi s'intéresser aux pages d'accueil, qui sont des vitrines symboliques où les lecteurs ont besoin de repères. Il peut ainsi être intéressant de délimiter un espace clair pour les contenus d'opinion. C'est ce que fait par exemple le New York Times avec une colonne dédiée.

Labelliser et expliquer les registres

Certains sites d'information font l'effort de labelliser encore plus finement certains types de contenu récurrents, notamment ceux qui se trouvent à la frontière entre news et opinion, afin de mieux les contextualiser.

Sur le site du Washington Post, des labels sont ainsi affichés sur quatre types d'articles : Analysis, Perspective, Opinion et Review. Un petit texte explicatif s'affiche au survol du label.

Le journal local américain Caller Times affiche, lui, carrément un paragraphe pédagogique avant le début de l'article, pour contextualiser ses éditoriaux.

Le New York Times a aussi revu sa copie afin de mieux faire comprendre aux lecteurs le fonctionnement de ses éditoriaux, qui sont rédigés par un "Editorial Board" bien séparé de la rédaction. Les éditos sont désormais introduits par une présentation concise du Board, qui renvoie vers une page plus détaillée.

New York Times

A lire aussi : Etre plus transparent sur l’éthique journalistique

Soigner les signatures des contributeurs externes

Les signatures des auteurs sont aussi précieuses pour bien communiquer au lecteur qui parle et à quel point cette parole engage la rédaction. C'est notamment valable pour les contributeurs extérieurs qui écrivent des tribunes. Il est en effet fréquent que ceux-ci soient crédités de façon très légère, pouvant ainsi être perçus comme un avis de la rédaction.

Le Monde fait un bon travail en affichant une mini biographie dès la page d'accueil par exemple, qui permet de situer l'auteur avant même de rentrer dans l'article.

Le Monde

Si on va plus loin, on serait aussi en droit d'attendre une présentation plus fouillées des contributeurs extérieurs, surtout lorsqu'ils ne sont pas des figures très connues du grand public. C'est notamment valable pour les « experts », souvent présentés d'une façon neutre qui ne dit rien de leurs parcours ou de leurs éventuelles orientations politiques. Pensez aux membres de think tanks, toujours présentés de façon expéditive. N'est-ce pas là prendre les lecteurs pour des idiots ? La publicité des opinions est utile au débat public, mais la responsabilité des médias est au moins de les contextualiser de façon honnête.

Et si on recréait de la friction ?

Des solutions plus radicales pourraient aussi être envisagées pour éviter la confusion généralisée qui règne dès qu'un article devient viral sur les réseaux sociaux. Malgré toutes les précautions recommandées ci-dessus, il est évident que de nombreux internautes ne feront pas la différence entre un point de vue publié par un média et une info dûment vérifiée et équilibrée.

Le professeur américain Michael Bugeja propose ainsi un remède de choc : ne plus publier d'éditos ou de chronique sur les sites d'info et les diffuser uniquement aux lecteurs sous forme de... newsletters. Dans son esprit, seuls les lecteurs qui s'inscrivent volontairement pourraient ainsi recevoir les contenus de leurs éditorialistes ou chroniqueurs préférés. Une façon maline de préserver ces contenus qui plaisent aux lecteurs fidèles, tout en réduisant leur viralité et donc le risque de décontextualisation.

Maxime Loisel
Maxime Loisel
Fondateur de HyperNews. Consultant indépendant en stratégie et design pour les médias en ligne. Ce blog n’engage que moi.
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