Besoins d’info #3 : Suivre et comprendre une actualité en plein développement

Cet article fait partie de la série : « 5 besoins auxquels les médias en ligne pourraient mieux répondre ».


Pourquoi c’est important

L’écosystème médiatique est, à bien des égards, commandé par une logique croissante d’instantanéité. Les chaînes d’info proclament en permanence la « priorité au direct ». Les internautes veulent désormais tout maintenant, sur le champ, à portée de clic. Tels des consommateurs exigeants, on s’attend à une information fiable dans un tempo toujours plus court. Bref, un cycle infernal qu’on pourrait qualifier de dictature du temps réel.

Ce paradigme est partie intégrante de la culture journalistique, notamment dans les rédactions généralistes. Les journalistes ont souvent un tropisme vers la nouveauté, le « chaud », surtout s’il s’accompagne d’une relative exclusivité (la quête du fameux scoop). Une bonne partie de la profession passe ainsi ses journées rivées sur les fils de dépêches et sur Twitter.

On peut d’ailleurs bien le comprendre : une des grandes missions du journalisme — telle qu’on le présente, de façon parfois fantasmée — consiste en grande partie à révéler de nouvelles informations.

Mais la pression temporelle peut s’avérer compliquée à gérer pour les médias. Rester rigoureux dans un environnement toujours plus rapide est un challenge quotidien, qui peut se solder par des graves sorties de route. Les incitations sont fortes pour être le premier à « sortir l’info », à envoyer une notification push… La dynamique concurrentielle se redouble également d’un certain mimétisme malsain. Certaines rédactions plus ou moins scrupuleuses diffusent des infos non vérifiées, qui sont ensuite relayées aveuglément par d’autres, et ainsi de suite.

Dans un contexte de flux permanent et d’infobésité, cette injonction à révéler toujours plus peut aussi entrer en contradiction avec une autre mission du journalisme moderne : expliquer, décrypter, faire le tri, synthétiser. Bref, transformer une information brute en connaissance utile et « actionnable » pour les citoyens.

Car il faut bien voir que l’actualité chaude est bien souvent synonyme de confusion pour les lecteurs, surtout quand une fameuse séquence « breaking news » s’enclenche :

  • Les articles, notifications push et tweets s’accumulent à la vitesse de l’éclair ; parfois dès qu’un micro-détail s’ajoute à l’affaire.
  • Des informations contradictoires peuvent circuler en même temps. Certains médias diffusent des informations erronées, tandis que n’importe qui peut participer au brouhaha général sur les réseaux sociaux…
  • Les articles peuvent « périmer » très vite (par exemple les consignes sanitaires en contexte épidémique) mais circulent toujours sur le Web une fois publiés. Résultat : ils peuvent parfois être une source de désinformation involontaire (combien de lecteurs font réellement attention à la date de publication de ce qu’ils lisent ?)

Ce chaos est-il inévitable ? Oui et non. Oui car les médias professionnels ont perdu depuis longtemps le monopole de la parole publique. Les gens glanent désormais leurs informations auprès de multiples sources plus ou moins fiables : influenceurs, internautes lambdas sur les réseaux sociaux et bien sûr leurs proches par bouche à oreille… Et non, car les médias d’information généraliste ne doivent pas pour autant capituler. Il en va même de leur responsabilité et de leur survie que de tout faire pour conjuguer rigueur, capacité de synthèse… et rapidité. L’enjeu n’est plus tant d’aller plus vite que les autres mais de se distinguer du bruit ambiant et de faire valoir une véritable expertise journalistique.

Que peuvent donc faire les médias en ligne pour faciliter le suivi et la compréhension d’une actualité en pleine action ? Certains y répondent avec des nouvelles fonctionnalités, ou carrément en repensant leur couverture éditoriale.

Les pistes

Proposer une synthèse continue lors d’un live

Les articles « live » en continu sont pratiques pour suivre les toutes dernières évolutions d’une actualité en développement, mais on peut vite être perdu si on arrive en cours de route. D’où l’importance de le compléter par une synthèse mise à jour en continu.

Le Monde le propose par exemple avec une colonne « Les faits » dédiée au récap de l’événement en cours et régulièrement actualisée.

Franceinfo va un peu plus loin : le contenu principal de ses pages « live » est cette fameuse synthèse, tandis que le flux chronologique est relégué dans une colonne secondaire sur desktop. (Sur mobile, c’est l’inverse).

Le média allemand Die Zeit propose une autre astuce pour faire le tri : pouvoir filtrer en un clic les mises à jour les plus importantes du live.

Abandonner l’approche chronologique du live

Le New York Times va beaucoup plus loin et a quasiment abandonné le traitement purement chronologique des « breaking news » depuis environ un an. Pas question pour autant d’abandonner le « live » mais celui-ci est repensé comme un véritable article de synthèse, mis à jour en continu par des journalistes pour remettre les choses en perspective.

L’article est par ailleurs décomposé en plusieurs points saillants, dont l’accès est facilité par des liens-ancres. Bref, une bonne façon d’avoir la « big picture » rapidement, sans noyer les utilisateurs.

Lorsqu’un live est actif, le New York Times le promeut aussi dans ses nombreux articles à l’aide d’un module qui présente les dernières mises à jour. Tout cela contribue à un excellent maillage éditorial.

Une barre de raccourcis

Au-delà du seul format « live », le New York Times a aussi imaginé une barre de raccourcis éditorialisée pour tous les événements majeurs. Celle-ci est généralement déployée dès qu’un événement (prévu ou impromptu) survient, et permet de valoriser différents angles complémentaires sur cette même actualité. Le tout est mis à jour en continu, en signalant les nouveautés avec un petit label « New ».

C’est bien édité et c’est une très bonne idée pour faciliter la recirculation et la compréhension rapide de l’actualité, surtout quand on sait que les lecteurs n’arrivent pas forcément sur le site via la page d’accueil.

Développer le storytelling visuel

La production d’éléments visuels est aussi précieuse pour extraire du sens d’une actualité en plein déroulement. Cela requiert toutefois des compétences graphiques ainsi qu’une organisation rodée et réactive. Ces visuels peuvent aussi nécessiter des mises à jour fréquentes.

Cette capacité de storytelling visuel est par exemple impressionnante chez le New York Times ou le Washington Post. En situation d’attentat ou de catastrophe naturelle, ces journaux sont capables de collecter, vérifier et produire des cartographies, chronologies ou reconstitutions en un temps éclair.

Un exemple ici, produit moins de 24 heures après l’explosion de Beyrouth cette année :

Proposer des notifications éphémères et ciblées

Pour les actualités vraiment majeures, les lecteurs du NYT peuvent également s’inscrire à des notifications ciblées dans l’application mobile du journal. Un canal éphémère pour être notifié de tous les développements en cours. Un petit détail à améliorer : la désinscription n’est pas très facile à retrouver, une fois la page quittée. On pourrait théoriquement imaginer un tel dispositif pour de nombreuses actualités chaudes, en rassurant les utilisateurs qu’ils ne seront pas ensuite « spammés » à vie.

Pour éviter justement de spammer les utilisateurs, le Mobile Lab du Guardian a également expérimenté le principe d’une notification push mise à jour en continu (plutôt que de multiples notifications à chaque évolution). Une bonne idée testée sur Android en 2016 mais visiblement pas très au point sur iOS : lors des élections américaines de 2020, un souci technique a précisément déclenché une avalanche de notifications intempestives chez les utilisateurs…

Chez le Financial Times, il est aussi possible de s’inscrire à des alertes par email sur certains gros sujets comme le coronavirus. Mais gare à l’overdose : vu le nombre d’articles publiés sur ce sujet, on espère cependant qu’un tri est effectué…

Attention aux articles « périmés »

Certains articles sont rapidement périmés mais circulent toujours sur les réseaux sociaux ou les messageries privées. Les internautes ne se rendent souvent pas compte qu’ils diffusent une vieille information devenue inexacte. Dès lors, la date de publication est une variable importante pour limiter les risques de désinformation involontaire.

Cela est valable sur les sites d’information, où il s’avère important d’étiqueter les archives automatiquement après un certain temps. C’est ce que fait The Guardian au-delà de six mois, avec un message jaune très visible en haut des articles. En France, Franceinfo a repris l’idée.

Encore plus important : ce système de « timestamp » s’applique aussi aux publications du journal sur les réseaux sociaux. Un encart jaune est automatiquement ajouté sur la vignette de l’article dès qu’on souhaite le poster sur une plateforme. Le Guardian met d’ailleurs à disposition son code en open source pour tout média qui souhaiterait s’en emparer.

Repenser le « service après-vente » des articles ?

Si on voulait aller plus loin, il faudrait non seulement archiver les articles au bout d’un certain temps, mais faire aussi le tri parmi les actualités récentes devenues inexactes. Car le cycle de l’actualité va tellement vite qu’une info peut être périmée en quelques jours, voire en quelques heures. Exemple : le nombre de victimes lors d’ un attentat, ou les consignes sanitaires en contexte épidémique (qui changent d’une semaine sur l’autre).

L’enjeu serait d’imaginer un process pour traiter ces contenus à risque, afin de leur donner un maximum de contexte récent et de minimiser les risques de désinformation. Ce serait indéniablement un challenge technique et éditorial puisqu’il s’agit d’assurer un suivi minutieux des articles publiés dans le temps. Mais n’est-il pas temps d’arrêter de penser (un peu naïvement) que le travail des médias s’arrête une fois que leurs articles sont diffusés dans l’espace public ?


Cet article fait partie de la série : « 5 besoins auxquels les médias en ligne pourraient mieux répondre ».