Twitter vient d'officialiser sa fonctionnalité d'articles "zéro publicité" aux Etats-Unis. Une innovation prometteuse pour les médias, mais non sans risque...
Le contexte
Twitter a officialisé hier le lancement de son offre payante "Twitter Blue", très attendue, aux Etats-Unis. Ce nouveau service, qui cible ostensiblement les fans de Twitter (les fameux "hardcore users"), donnera accès à toute une série de fonctionnalités avancées, pour la somme de 2,99$ par mois.
Parmi ces fonctionnalités, on trouve notamment une promesse clé qui concerne directement les médias d'information. Les abonnés de Twitter Blue pourront en effet accéder à une version "zéro publicité" de nombreux sites d'information très populaires aux Etats-Unis : le Washington Post, USA Today, le Los Angeles Times, The Atlantic, BuzzFeed... Concrètement, dès qu'un utilisateur payant de Twitter verra un lien d'un de ces médias, il pourra lire l'article sur le site du média sans aucune publicité (voir la vidéo démo). A condition que l'article ne soit pas derrière un paywall — Twitter Blue ne se substitue pas aux abonnements payants de chaque média.
(Si tout cela vous semble étrangement familier, c'est peut-être parce que cette fonctionnalité est directement issue de la start-up Scroll, créée par le fondateur de Chartbeat, et rachetée cette année par Twitter.)
Alors, un énième partenariat sans lendemain entre un géant du Web et des médias en quête de visibilité ? Pas si sûr. Je vous explique pourquoi cette initiative doit être surveillée avec beaucoup d'attention.
Une bonne nouvelle pour les médias...
Un nouveau canal pour monétiser les lecteurs occasionnels
Les médias partenaires de Twitter Blue seront rémunérés, et ce sur une base transparente. Les utilisateurs verront une part de leur abonnement mensuel reversée aux médias qu'ils consultent. La précision est importante car la répartition se fera de façon proportionnelle, en fonction des articles lus par chaque internaute, selon le modèle mis en place initialement par Scroll. (On est donc sur un modèle moins arbitraire que les rémunérations négociées, par exemple, entre Google et les médias français dans le cadre des "droits voisins".)
C'est même la promesse vendue par Twitter : soutenez le journalisme de qualité, tout en profitant d'une meilleure expérience utilisateur pour vous informer. Une alternative vertueuse au modèle parasite des ad blockers, le tout sur une plateforme déjà très tournée vers l'info. Le réseau social a même repris l'argumentaire de Scroll et promet aux médias que son modèle est deux fois plus rémunérateur que le modèle publicitaire classique.
Si l'offre Twitter Blue trouve son public, elle pourrait devenir une nouvelle ligne de revenu intéressante pour les médias en ligne. Les montants individuels peuvent sembler dérisoires mais le potentiel, à l'échelle des Etats-Unis, n'est pas si anodin. Ce "bundle" ouvre une voie porteuse, notamment pour les médias de taille intermédiaire, afin de monétiser les fameux lecteurs occasionnels qu'ils ont tant de mal à faire payer (lire notre étude de cas).
Les médias gardent (en partie) le contrôle
On trouve de tout parmi les partenaires américains de Twitter Blue : des médias gratuits au business model essentiellement basé sur la publicité, mais aussi des médias rodés au modèle de l'abonnement numérique. Pour cette deuxième catégorie, les utilisateurs de Twitter Blue resteront assujettis aux éventuels paywalls. S'il ne dispose pas d'un abonnement séparé au Washington Post, un twitto ne pourra par exemple pas débloquer tous les articles payants. C'est la principale limite côté utilisateur, mais c'est aussi la principale garantie pour les médias payants de ne pas cannibaliser leurs propres offres d'abonnement.
Contrairement aux Instant Articles promues un temps par Facebook, Twitter redirigera a priori bien les lecteurs vers les sites web de chaque média. Le contenu n'est pas hébergé chez Twitter, les éditeurs gardent le contrôle de leurs pages et de leurs audiences, sauf que les pages sont donc affichées dans une version dépouillée de ses espaces publicitaires.
Un bundle qui a du potentiel
La principale faiblesse du concept initial de Scroll était probablement que la promesse était trop peu "sexy" : peu de gens sont prêts à débourser quelques euros par mois pour simplement masquer des publicités. L'offre revue et corrigée par Twitter gomme précisément cette faiblesse puisque la fonctionnalité des "articles sans pub" est désormais un argument d'abonnement parmi plein d'autres (annuler la publication d'un tweet, voir les liens populaires dans son réseau, personnaliser ses raccourcis...).
Une alliance de circonstance qui permettra à de nombreux utilisateurs d'en profiter, même si ce n'est pas les "ad-free articles" ne sont pas la motivation principale de leur abonnement.
... Mais aussi une mauvaise nouvelle
Un pas de plus vers un monde numérique sans pub
Malgré ses aspects positifs, Twitter Blue peut poser un premier motif d'inquiétude pour les médias. Alors que les internautes sont déjà rodés à l'usage des ad blockers, Twitter risque d'accélérer encore la désaffection pour les sites web truffés de publicité (souvent intrusive). Un modèle économique pourtant toujours indispensable à de nombreux médias en ligne, notamment les gratuits.
La "lecture zen" va probablement devenir encore plus mainstream, et de plus en plus attendue par des clients déjà exigents. Est-ce à imaginer un Web sans publicité demain ? N'allons pas trop vite en besogne, car il y aura probablement toujours un marché pour des contenus gratuits sponsorisés par de la publicité. Cela signifie toutefois que la pub semble devenir antinomique de toute expérience haut de gamme. Pensez déjà aux autres domaines où elle est en train de disparaître du paysage, comme chez Netflix...
Twitter s'impose (encore plus) comme le réflexe pour les accros à l'info
Encore plus problématique à mon sens : avec ce nouveau service, Twitter s'impose toujours plus comme un "gatekeeper" incontournable dans les usages numériques d'information. La fonctionnalité des articles sans pub va renforcer le "réflexe Twitter" quand il s'agit de lire des contenus de qualité. Tout comme pour Google News, ceci est une opportunité mais aussi un piège pour les médias, car on habitue sans cesse les internautes à ne plus quitter ces plateformes (et notamment leurs applications mobiles).
Avec Twitter Blue, les médias vont même tendre un avantage concurrentiel formidable au réseau social : l'expérience utilisateur d'un site comme le Washington Post sera donc nettement meilleure si on y accède depuis Twitter ! Une choix assez fou et schizophrène quand on y pense, alors que les médias critiquent à l'envi la distorsion de concurrence dont ils souffrent face aux GAFA, sur le marché de l'attention et de la publicité.
Comme souvent, les éditeurs sont confrontés à un dilemme : monétiser à court-terme au risque de creuser leur propre dépendance à long-terme. Finalement, ce ne serait pas plus mal si le succès de Twitter Blue se limitait à la niche des fans d'info...