J’utilise assidûment la nouvelle app « NYT Audio » du New York Times depuis quelques semaines et je dois dire que l’expérience est assez bluffante.
Lancée en mai dernier, c'est une nouvelle illustration de la capacité du journal à se réinventer au-delà de l’écrit et à prolonger sa patte éditoriale sur tous les formats. Qui aurait cru que le champion du journalisme écrit, dans sa plus pure tradition anglo-saxonne, se réincarnerait en meilleur concurrent de la radio ?
Pourquoi ça marche ?
NYT Audio est une application qui centralise tous les contenus audio du New York Times, en exclusivité pour ses abonnés payants. Un écrin logique pour héberger l’offre de plus en plus pléthorique de podcasts du journal.
Fait inhabituel, le journal s’est allié avec des concurrents (The New Yorker, Wired, New York Magazine, Vanity Fair…) pour proposer leurs podcasts dans sa plateforme. Habile pour proposer un catalogue le plus riche possible, avec des nouveautés quotidiennes.
En plus des podcasts, le journal mise aussi sur la lecture audio de ses articles. Mais à l’heure où de nombreux médias se tournent vers des voix automatisées grâce à l’IA, le NYT fait le pari inverse avec de la qualité plutôt que de la quantité. L’application propose en effet une poignée de « Reporter Reads » chaque jour : des articles, plutôt longs et immersifs, lus par leurs auteurs ! Une qualité qui se ressent à l’écoute et qui renforce l’idée d’une offre journalistique haut-de-gamme.
Très bien conçue, l’application contient de bonnes idées comme la playlist quotidienne qui propose 4 contenus variés, dont un court flash actu et son podcast phare « The Daily ». Un contenu plus léger vient souvent compléter la sélection. Une fonctionnalité bien pensée pour fidéliser les utilisateurs en un clic et éviter la « decision paralysis » (trop de choix).
La décision de lancer une application séparée fait sens au vu de la profondeur du catalogue et des usages spécifiques liés à l’écoute audio. C’est par ailleurs une logique qui a fait ses preuves pour l’offre « Cooking » du journal, hébergée sur un site et une app distincte.
Pourquoi c’est un investissement malin ?
Le journal tente de reprendre la maîtrise sur la distribution de ses contenus audio et de proposer une alternative à Apple Podcasts ou Spotify. Un enjeu très stratégique pour pouvoir monétiser ces contenus coûteux à produire.
Le New York Times poursuit ainsi sa stratégie du « bundle » payant. Après le développement de ses services Cuisine, Jeux, Sport, tous réservés aux abonnés, cette expérience audio premium vient compléter un éventail très riche de contenus et services.
C’est aussi évidemment une réponse à l’essor continu des usages audio en ligne. L’offre NYT Audio est très complémentaire des contenus écrits du journal. Elle permet de toucher un public différent, notamment plus jeune, à l’heure où l’écrit perd du terrain dans les usages numériques.
Quelles leçons en tirer ?
Evidemment, peu de journaux ont les moyens (colossaux) du NYT pour créer une telle plateforme. Mais ce n’est pas pour autant qu’il ne faut pas en tirer des leçons.
Cette initiative autour de l’audio est selon moi une nouvelle illustration de la recette à succès du Times pour réussir sa transformation numérique. Le journal a su se renouveler à différentes périodes de son histoire, malgré le poids important de ses traditions internes. Et ce n’était pas gagné !
Car si le journal est aujourd’hui devenu la référence mondiale de la presse en ligne, ce statut était pour autant loin d’être acquis. En 2009, le journal était au bord de la faillite et sa première tentative de paywall fut un échec cuisant. Il était vu comme un géant vieillissant, sous l’assaut des jeunes « pure players » numériques comme Vox Media, Vice ou BuzzFeed.
La remontada du New York Times réside à mon sens dans deux ingrédients indispensables : la vision et l’exécution. Sans vision, il serait allé dans le mur (en restant arc-bouté sur son journalisme écrit par exemple, ou sur un modèle économique tout gratuit). Mais sans une bonne exécution, il n’en serait probablement pas là non plus. L’identité du journal aurait pu finir diluée dans la course aux audiences numériques, comme on a pu le voir chez de nombreux journaux.
Au contraire, l’app NYT Audio démontre l’importance d’une stratégie bien exécutée, tant du point de vue éditorial que dans son expérience utilisateur. L’application a d’ailleurs été longuement murie pendant une phase de beta restreinte, avant son lancement public.
De la même façon, le Times avait déjà opéré un virage stratégique à partir de 2014 pour rendre son offre numérique plus « visuelle ». Grands formats très créatifs, infographies, photographie et vidéo sont aujourd’hui omniprésents dans les pages numériques du Times. Un mouvement là encore issu d’une réflexion stratégique lucide (rendue publique dans un passionnant rapport) et suivie d’investissements ambitieux sur le long cours.
Ce choix d’investir dans un storytelling plus « multimédia » pour son site web s’est avérée assez visionnaire, à l’heure où tous les médias d’information doivent lutter pour exister face à des grandes plateformes toujours plus sophistiquées et addictives. D’autres choix stratégiques auraient pu être faits à l’époque ! Certains médias plus « jeunes » et agiles, comme Vice, se sont ainsi plantés en faisant de mauvais choix (comme celui de lancer une chaîne TV linéaire ou de tout miser sur les réseaux sociaux).
Si le New York Times est parvenu à devenir un leader quasi-incontesté, ce n’est donc pas le fruit d’un miracle ou d’une simple prime au premier de la classe. Il a certes bénéficié d’un gros coup de pouce à travers l’élection de Donald Trump en 2016. Mais la dynamique numérique était déjà enclenchée.
J’y vois plutôt le fruit d’une bonne recette : l’alliance entre une culture interne forte (basée sur l’excellence journalistique), des choix stratégiques muris mais jamais dictés par la concurrence, et une exécution sans faille — sans doute liée à l’ouverture progressive de la rédaction à de nouveaux métiers et compétences.
Il ne s'agit pas juste de se développer tous azimuts (le NYT a par exemple mis un certain temps avant d'investir la plateforme TikTok) mais d'identifier les bonnes opportunités, de murir sa proposition de valeur, et in fine d'ajuster en fonction des résultats. Le journal n'a d'ailleurs pas de scrupule à mettre fin à des expérimentations décevantes. La liste est longue : le premier paywall TimesSelect en 2007, l'application NYT Now en 2016, les verticales payantes pour les enfants ou encore sur le voyage visiblement abandonnées en cours de route...
Bref, tout est dans l’art de savoir se réinventer en permanence sans perdre de vue son identité et sans s'éparpiller. Pour 2024, c’est ce qu’on peut souhaiter à toute la presse française !
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Par ailleurs, je prends toujours des missions de conseil en stratégie / design / innovation éditoriale en 2024. Contactez-moi si cela vous intéresse (plus d’informations ici) 👋