10 nov. 2022

Les sites d’info doivent-ils s’inspirer des grandes plateformes ?

Les sites d’info doivent-ils s’inspirer des grandes plateformes ?

Oui, mais à condition de ne pas tout mélanger...



Les sites d’information doivent-ils s’inspirer de Twitter, Instagram ou Netflix pour assurer leur avenir ? Face à l’omniprésence des grandes plateformes dans les usages numériques, la question s’est progressivement imposée chez les professionnels des médias.

Incontournables et innovants, les réseaux sociaux et les plateformes de divertissement ont contribué en quinze ans à modifier grandement la façon dont les internautes se comportent en ligne et consomment des « contenus ». La place des plateformes est d’ailleurs devenue centrale dans les usages d’information, puisque de plus en plus d’internautes y passent pour accéder aux informations fiables délivrées par des médias professionnels.

Dans ce nouveau paradigme, la première réaction des médias d’information a consisté naturellement à renforcer leur présence sur les réseaux sociaux. La deuxième stratégie — non sans risque — a conduit certains à réorienter leur production éditoriale autour des derniers formats à la mode poussés par les plateformes... Le célèbre « pivot vers la vidéo » de Facebook en 2017-2018 a ainsi entraîné dans sa chute plusieurs médias de taille moyenne aux Etats-Unis, et mené à la suppression de centaines de postes de journalistes.

Feeds, personnalisation et communautés

Mais l’influence des grandes plateformes interroge également « l’expérience » que proposent les médias sur leurs propres sites web et applications mobiles. Certains sont ainsi tentés de s’inspirer des stratégies, formats ou fonctionnalités typiques des nouveaux géants du Web. Dans l’espoir de reconquérir les nouvelles générations ou tout simplement partant du principe que ceux-ci sont désormais le mètre étalon de tout service numérique digne de ce nom.

Le dernier épisode en date nous vient du média tech américain The Verge, qui a refondu radicalement sa page d’accueil en s’inspirant des « feeds » sociaux. « Nous avons réalisé que notre concurrent principal n’est pas Wired, mais plutôt Twitter et les agrégateurs de contenus » a déclaré le rédacteur en chef Nilay Patel.

La nouvelle page d’accueil mobile de The Verge

La nouvelle « homepage » de The Verge propose donc désormais un flux de courts messages incarnés par ses journalistes, qui renvoient régulièrement vers d’autres sources. L’ambition est d’être une antidote aux flux algorithmiques, « plus fun » et éditorialisée. Le design foutraque de ce nouveau site a en tout cas cristallisé de nombreuses critiques des lecteurs.

On peut citer pêle-mêle d’autres médias qui tentent d’injecter les codes des plateformes dans leurs propres produits numériques, dans l’espoir de moderniser leur « expérience utilisateur ». A l’instar de Quartz qui proposait en 2016 une application d’info totalement inspirée des messageries instantanées. Plus récemment, le Financial Times testait l’ajout de « Stories » visuelles dans son application, tandis que le New York Times expérimente des carousels d’information tout aussi inspirés d’Instagram.

De leur côté, des médias sportifs comme ESPN ou L’Equipe lorgnent plutôt du côté de Netflix, en créant de véritables plateformes où l’on vient lire... mais aussi découvrir et regarder des vidéos longues. Radio France se « plateformise » également avec une stratégie de plateforme d’écoute à la Spotify, regroupant toutes ses antennes.

L’onglet « Explore » de L’Equipe qui propose des contenus longs, notamment en vidéo.

Les médias essayent aussi parfois de capter les caractéristiques qui rendent les réseaux sociaux si captivants et addictifs. La personnalisation des contenus — omniprésente chez toutes les plateformes — est ainsi devenu une fonctionnalité commune dans les applications mobiles des médias. On peut généralement y sélectionner ses thématiques favorites et les retrouver dans un espace dédié. Certains éditeurs, encore peu nombreux, vont jusqu’à proposer de la personnalisation « passive », c’est-à-dire des recommandations algorithmiques basées sur l’historique de lecture de l’utilisateur.

L’application « Les Echos » met en avant ses fonctionnalités personnalisées.

Des sites d’info tentent aussi de développer leurs communautés en ligne, se transformant quasiment en réseaux sociaux à part entière. On peut citer Mediapart avec son espace de blogs, où n’importe quel abonné peut contribuer et échanger avec les autres lecteurs. D’autres ont tenté l’aventure avec moins de succès, comme le magazine Usbek & Rica, dont le forum d’entraide « SOS » semble assez poussif et principalement entretenu par ses propres journalistes. On ne devient pas une plateforme sociale en un jour...

La rubrique d’entraide « SOS » d’Usbek & Rica

Des concepts séduisants sur le papier

Ces tentatives illustrent un tâtonnement face à la concurrence croissante des plateformes, qui modifient les habitudes et les attentes des internautes. Car dans la « guerre de l’attention » numérique, les médias ont-ils un autre choix que de revoir radicalement leur copie ?

Malgré des audiences solides, le modèle actuel de l’information en ligne semble en effet tiraillé de toutes parts. Les sites d’info ont généralement des niveaux d’engagement assez bas, mesurés par certains indicateurs comme le « temps passé » ou le nombre de « pages vues par session ». Pendant ce temps, la concurrence des plateformes et des divertissements en ligne se renforce de jour en jour, notamment avec l’essor du streaming vidéo (YouTube, Netflix, Disney+...). Une part croissante des internautes semble ainsi snober les médias en ligne et les plus jeunes ne comprennent parfois même plus leur raison d’être.

On pourrait donc facilement en conclure que les médias en ligne mainstream sont largués et condamnés à décliner dans les usages, s’ils ne se réinventent pas. La réponse consistant à « moderniser » l’expérience utilisateur en s’inspirant des plateformes semble alors séduisante sur le papier. On pourrait par exemple se prendre à rêver à des flux d’information entièrement personnalisés, pour délivrer plus efficacement à chaque lecteur les infos qui l’intéressent. De la même façon, des concepts de « Netflix de l’info » émergent à intervalles régulières comme une réponse à l’éparpillement des contenus en ligne.

La tentation est en effet facile de copier ces entreprises qui ont largement disrupté le champ de l’information et de la communication. Pourtant, à y regarder de plus près, cette démarche peut vite s’avérer piégeuse voire dangereuse pour l’avenir des médias en ligne. Elle illustre à mon sens une double confusion : sur les usages et les besoins réels des citoyens, mais aussi sur la priorité stratégique à adopter pour les médias.

Des usages différents

Il convient en effet de ne pas tout mélanger. Le succès indéniable des réseaux sociaux et des « grandes plateformes » masque en réalité une pluralité d’usages et de contenus, qui ne s’appliquent pas aussi simplement au champ de l’actualité et de l’information.

Prenons l’exemple de la personnalisation. Si les internautes passent des heures entières sur des plateformes algorithmiques comme Instagram, ce n’est pas pour autant qu’ils attendent exactement la même chose d’une application d’information. La motivation qui nous conduit à ouvrir Instagram (« me divertir », « passer le temps », « suivre mes proches ou mes influenceurs préférés ») s’accommode plutôt bien de ces algorithmes qui nous poussent toujours plus de contenus  proches de nos goûts. Cette inclinaison au divertissement n’est pas tout à fait comparable à la motivation qui pousse la plupart d’entre nous à nous informer (« savoir ce qui se passe dans le monde en ce moment », « savoir ce dont je vais pouvoir parler à la machine à café »). En clair, on n’a ni la même posture ni les mêmes attentes dans les deux situations.

Si on creuse encore, le besoin qui nous pousse à ouvrir un site d’info ne semble pas vraiment compatible avec une éventuelle approche 100% personnalisée. Il suppose au contraire un effort de hiérarchisation complexe et subjectif, réalisé depuis des siècles par des journalistes professionnels. Bien que leur autorité soit contestée, le modèle historique du journalisme semble encore loin d’être caduc face aux algorithmes. Il suffit de regarder les choix de hiérarchisation de Google Discover ou Apple News, souvent problématiques et incompréhensibles. Le monde est infiniment complexe, nuancé, et un dispositif entièrement automatisé comporterait de nombreux problèmes. Même à compter que les citoyens ne voient pas la différence, on ne leur rendrait pas service et on accentuerait encore le déclin des réflexes d’information !

Pour aller plus loin : Personnaliser l’expérience utilisateur des médias en ligne (avec précaution)

Des fonctionnalités plus consensuelles peuvent également poser question. Le fameux format « Stories » inspiré d’Instagram, avec sa navigation particulière, peut par exemple déconcerter des utilisateurs plus âgés (qui sont par ailleurs sur-représentés chez les abonnés payants des médias mainstream). L’exemple d’Usbek & Rica interroge aussi sur le réalisme de certaines fonctionnalités sociales : pour créer un forum de discussion prospère entre lecteurs, il semble d’abord nécessaire d’avoir suffisamment de contenus d’appel pour faire venir les internautes régulièrement sur son site...

Se distinguer plutôt que copier

On peut aussi nuancer la perception que les internautes ont des réseaux sociaux et des plateformes : ils ont beau y passer un temps croissant, ils ne sont pas dupes de la qualité de ce qu’ils y consomment et des mécanismes qui les sous-tendent (addictivité, priorité aux contenus hystérisants...). Les niveaux de confiance déclarés à l’égard des réseaux sociaux sont ainsi très bas. Les internautes se plaignent de la surcharge d’informations, de l’impossibilité de savoir qui dit vrai, de la polarisation des débats entre bulles de filtre interposées, des astuces pour capter toujours plus leur attention... Bref, n’importons pas tous les défauts des plateformes chez les médias !

Il semble surtout impératif de ne pas brouiller encore plus les pistes entre les médias professionnels et les plateformes, à l’heure où de nombreux citoyens montrent des signes de fatigue informationnelle et de perte de repères dans l’espace numérique. Au point de ne plus faire la différence entre un média généraliste sérieux, un « twitto » anonyme ou un représentant d’intérêts douteux. Pour exister contre les GAFA, les médias ne devraient-ils pas au contraire renforcer leur différence ? Face au flux constant, au brouhaha et au relativisme, copier bêtement les plateformes serait se tirer une balle supplémentaire dans le pied, au lieu de réfléchir aux vrais enjeux de long-terme.

Car à bien des égards, si les médias perdent du terrain aujourd’hui, c’est précisément parce qu’ils n’ont pas su repenser de façon cohérente leur modèle et leur valeur ajoutée sur Internet. Remontons le fil : les grands éditeurs ont d’abord eu la mauvaise intuition de publier tous leurs contenus gratuitement sur Internet. Un précédent lourd de conséquence sur la valeur perçue du journalisme. Une bonne partie des médias en ligne se sont ensuite vautrés dans un journalisme low-cost et « clickbait », nourri par la course à l’audience, avant de faire machine arrière pour vendre des abonnements. Enfin, la démultiplication des bavardages de plateau et des clashs sur Twitter a alimenté le grand mélange des genres et la confusion sur la nature du travail journalistique. Pas étonnant que les citoyens décrochent !

Améliorer l’expérience... mais au service de l’intelligence collective

Aujourd’hui, les médias de qualité semblent plus que jamais nécessaires, mais tout le monde est loin d’en être convaincu. Le défi qui attend les médias en ligne est de prouver leur valeur ajoutée dans ce nouvel environnement numérique chahuté et ultra-concurrentiel. Les opportunités ne manquent pas... et elles se trouvent plutôt à l’opposé de ce que font les plateformes : aider à faire le tri dans le bruit permanent, remettre de la hiérarchie, créer du sens et pas seulement relayer les derniers sursauts de l’actu, nous sortir de nos bulles de filtre pour créer du savoir commun... Il faut absolument défendre et développer ce type de contre-proposition face à un monde d’algorithmes.

Pour atteindre ces objectifs, on peut tout à fait garder un oeil attentif sur les plateformes et leurs innovations, sans chercher à les copier. Il s’agit plutôt de comprendre les ressorts de leur succès auprès des utilisateurs. Dans une conférence donnée en novembre 2021 pour le SPIIL, j’avais ainsi listé quatre leviers stratégiques qui pouvaient inspirer intelligemment les médias : développer la notion de communauté, impliquer le public dans le processus éditorial, créer des rendez-vous, et même personnaliser par petites touches... sans dénaturer la hiérarchie éditoriale.

Mais gare aux effets de mode et à l’éparpillement ! L’essentiel pour chaque média est d’examiner lucidement ses forces, ses faiblesses, et d’identifier les opportunités qui ont du sens pour ses utilisateurs et son modèle d’affaires. Sans oublier la confiance, qui est sans doute la mère de toutes les batailles, et pourtant la grande oubliée des « roadmaps » stratégiques.

Reste un dernier point indéniable : les médias en ligne doivent dans tous les cas améliorer leur « expérience utilisateur » car les internautes ont des attentes de plus en plus élevées. Les sites d’info doivent désormais être aussi clairs, intuitifs, et agréables à consulter au quotidien que Netflix, Spotify ou Twitter. Et on part de loin. Qui n’a jamais quitté un site d’info truffé de publicités intrusives et de pop-ups intempestives ? De la même façon, est-il encore tolérable de ne pas pouvoir résilier son abonnement en quelques clics ? Peut-on enfin challenger le totem qu’est devenu le format article ? Le challenge est de taille car les éditeurs ont des ressources techniques limitées. Une chose est certaine : il y a du travail, et il s’annonce passionnant !

Maxime Loisel
Maxime Loisel
Fondateur de HyperNews. Consultant indépendant en stratégie et design pour les médias en ligne. Ce blog n’engage que moi.
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