L’application La Matinale du Monde s’enrichit d’une fonctionnalité de lecture audio, grâce à des voix de synthèse bluffantes. L’occasion de faire le point sur la stratégie mobile du journal avec deux de ses responsables numériques.
Emmanuelle Chevallereau est directrice adjointe de la rédaction, chargée de la transformation numérique, chez Le Monde, après avoir été cheffe adjointe du service France puis responsable éditoriale de l’application La Matinale du Monde.
Quentin Leredde est directeur adjoint Produit et Audience chez Le Monde.
HyperNews : Pouvez-vous nous rappeler la genèse de l’application La Matinale du Monde ? À quel besoin répondait cette application lors de son lancement en 2015 ?
Emmanuelle Chevallereau : Nous avons lancé La Matinale en mai 2015. A l’origine, il y avait une volonté de la direction du Monde d'être présents le matin sur mobile, avec cette idée de construire un objet « fini » sur le numérique. A l'époque, on était encore beaucoup axés sur l'idée que le flux était l'avenir du numérique. Or le flux c’est très compliqué en terme de hiérarchie [éditoriale].Donc on s'est demandés « comment pourrait-on transposer ce bel objet qu'est le journal sous une forme numérique finie ? ».
On était aussi à un moment où on n'avait pas vraiment de proposition forte le matin, puisque le journal papier sort à la mi-journée. On cherchait donc une complémentarité avec le journal papier disponible en PDF.
Il y avait aussi, déjà à cette époque, l'expression d'un sentiment de saturation d'information chez nos lecteurs. Beaucoup nous disaient « je me sens noyé, je n’ai pas beaucoup de temps, aidez-moi à me repérer » et surtout « j'attends du Monde qu'il m'aide à comprendre ce qui est important et ce qui l’est moins ». Les deux idées centrales étaient le besoin de hiérarchie de l’information et le gain de temps.
Donc on a construit cette petite capsule de 20 contenus chaque jour, sous la forme d'un jeu de cartes assez ludique, inspiré de Tinder. Les lecteurs ont la main, c'est à dire qu'ils se construisent eux-mêmes leur propre petit journal et ensuite ils lisent les articles quand ils veulent. Donc on peut aussi fragmenter comme ça l'usage.
HyperNews : Les utilisateurs reviennent donc plusieurs fois par jour dans l’application La Matinale ?
Emmanuelle Chevallereau : Il y a un pic de lecture le matin entre 7 et 9 heures, mais une part importante des lecteurs y revient ensuite dans la journée. Donc il y a vraiment cette idée de nous adapter aux contraintes de nos lecteurs, qui ont des vies compliquées. On essaye de leur offrir une façon de consulter l'info dans tous les interstices du quotidien.
HyperNews : Avec ces sept ans de recul, quel bilan tirez-vous de cette application ? Quel public touchez-vous ? Comment s'insère-t-elle dans votre stratégie d’abonnement ?
Emmanuelle Chevallereau : Au démarrage, l’application était vraiment conçue comme un support de conquête de nouveaux abonnés, avec une offre spécifique à 4,99 € par mois. Et puis on s'est rendus compte qu'elle était extrêmement fidélisante et donc on l'a insérée dans notre offre d’abonnement globale. C’est un pari réussi parce qu'elle est extrêmement appréciée par nos abonnés.
Quentin Leredde : Oui, La Matinale est aujourd’hui un puissant outil de rétention [des abonnés] pour nous. Globalement, le niveau d’engagement sur cette application est un des plus élevés de tout notre écosystème produit. La moitié des utilisateurs de La Matinale ouvre l’application plus de 50 fois par mois. Donc on voit qu'elle fonctionne très bien auprès de son audience.
« La moitié des utilisateurs de La Matinale ouvre l’application plus de 50 fois par mois. »
Cela dit, ça reste une application séparée [de l’application principale du Monde] donc on travaille maintenant à renforcer l'acquisition de nouveaux lecteurs vers La Matinale. Pour ça, on l'a ouverte à l'ensemble des abonnés, alors qu'elle était jusque-là réservée aux offres d’abonnement les plus « premium ».
C’est aussi un produit qui nous permet d’expérimenter, c'est un terrain de jeu pour déployer des fonctionnalités innovantes. On acquiert des nouveaux utilisateurs comme ça et on élargit progressivement notre bassin d'audience.
HyperNews : Votre objectif a donc progressivement évolué vers un objectif de fidélisation, de rétention des abonnés. Les utilisateurs de La Matinale sont donc plutôt des abonnés historiques du Monde ?
Quentin Leredde : C’est plutôt le cas aujourd’hui, mais notre ambition ne s’arrête pas là. On a justement lancé une campagne de promotion ces dernières semaines, notamment dans le métro. C’est clairement destiné à acquérir de nouvelles audiences qui ne connaissent pas l’application et qui ne se sont pas encore abonnés chez Le Monde. On en fait donc aussi un outil d'acquisition, notamment quand on déploie de nouvelles fonctionnalités.
HyperNews : On sait qu’un des principaux motifs de désabonnement chez les médias en ligne vient du sentiment de ne pas avoir assez de temps pour « tout lire », de ne pas suffisamment « rentabiliser » son abonnement. J’imagine que La Matinale vous permet de répondre à cette problématique, grâce à sa dimension « finie » ?
Quentin Leredde : Oui, tout à fait. Nous sommes très conscients de ces enjeux, qui mobilisent toutes les équipes du Monde. On a absolument besoin de leviers ou d'outils pour expliquer à nos abonnés qu’ils ne doivent pas culpabiliser de ne pas lire les 120 articles quotidiens qui sont publiés — ce qui serait évidemment impossible. On essaye de leur expliquer que l'important est de bien s'informer plutôt que d'avoir une grande quantité d'informations.
Et quand des abonnés viennent nous voir avec des intentions de désabonnement liées au manque de temps, on leur parle de La Matinale. On le met en avant comme un format éditorial qui s'adapte au temps dont vous disposez.
« Quand des abonnés viennent nous voir avec des intentions de désabonnement liées au manque de temps, on leur parle de La Matinale. »
HyperNews : Est-il possible de tester gratuitement La Matinale sans être abonné ?
Quentin Leredde : Oui, on est sur le même modèle « freemium » que notre application « en direct » et notre site. Une majorité de contenus sont réservés aux abonnés mais il reste une bonne part en gratuit. Donc ça veut dire qu’on peut tout à fait tester l'expérience de La Matinale grâce aux contenus gratuits.
HyperNews : Est-ce que vous constatez que les utilisateurs de La Matinale utilisent également vos autres applications [l’application principale « en continu », ou l’application dédiée au journal PDF] ? Ou bien est-ce plutôt un usage exclusif ?
Emmanuelle Chevallereau : On a une part de nos utilisateurs qui se recoupent. Mais on voit aussi qu’un attachement et des routines très fortes se sont construits autour de La Matinale, et qu'elle peut parfois suffire et justifier à elle seule l'abonnement au Monde. On n'observe pas de cannibalisation entre toutes ces propositions, en tout cas pas pour le moment. Au contraire, ça nous permet d'élargir le champ de nos abonnés.
Quentin Leredde : Ce qui est sûr, c'est qu'on a beaucoup plus de trafic gratuit dans l’application « en continu » que dans La Matinale. Il y a un recoupage modeste entre nos différentes applications, mais elle ne répondent pas tout à fait aux mêmes objectifs.
« On voit que La Matinale peut parfois justifier à elle seule l'abonnement au Monde. »
Emmanuelle Chevallereau : Par ailleurs, j'ai rencontré bon nombre de lecteurs du journal papier qui me disaient, lors de conférences ou de visites, qu’ils adoraient La Matinale ! Certains s’amusent à y repérer les « avant-premières » [qui seront publiées ensuite dans le journal ou sur le site]. Donc il y a vraiment un attachement très fort, comme celui qu'on a pour le journal papier. Ca m'est souvent décrit avec des mots très affectifs.
HyperNews : Du côté de la rédaction, comment êtes-vous organisés pour constituer la sélection quotidienne de contenus qui figure dans La Matinale ?
Emmanuelle Chevallereau : En 2015, Le Monde a ouvert un bureau à Los Angeles qui nous permet d'animer le site et les newsletters la nuit, et maintenant notre édition Le Monde in English. C'est cette équipe qui boucle La Matinale à 7 heures. Par contre, elle est aussi construite à Paris : la cheffe de La Matinale et son équipe sont basés à Paris et ils s'appuient sur tous les contenus qui sont produits par la rédaction. Ils voient apparaître les contenus dès notre conférence de rédaction la veille et vont essayer de constituer la sélection la plus pertinente possible. L’objectif est que nos lecteurs se sentent bien informés, qu’ils aient les bonnes clés de compréhension de l'actualité, mais aussi qu’on leur propose des pas de côté avec des formats plus légers. Donc c'est vraiment une construction 24 heures sur 24, on a toujours quelqu'un qui tient le fil de l’édition.
La Matinale est aussi un lieu où on lit des choses qui ne sont pas parues sur les autres supports du Monde. Et il y a quelques productions propres à l’équipe qui réalise La Matinale : ce sont principalement les listes qui clôturent l'édition tous les jours, sur les voyages ou la gastronomie par exemple. Ces contenus apparaissent ensuite sur le site et sont même parfois publiés dans le journal papier.
HyperNews : C'est une véritable inversion du circuit copie classique !
Emmanuelle Chevallereau : Oui, par exemple notre chronique « Je ne serais pas arrivé là si... » ou la chronique de Maïa Mazaurette sur la sexualité sont nés initialement pour La Matinale.
HyperNews : Vous avez récemment ajouté une fonctionnalité de lecture audio dans La Matinale, alimentée grâce à des voix de synthèse. D'où vous est venu cette idée ?
Emmanuelle Chevallereau : En fait, on avait cette idée en tête depuis le lancement de l’application. Ça collait à la promesse d'amener l'information aux gens là où ils sont, à la problématique du gain de temps, de la fragmentation de l’attention... On avait rencontrés à l’époque des entreprises qui commençaient à proposer des voix de synthèse. Mais d'une part notre lectorat n’avait pas encore l’appétence pour le son qu'on connaît aujourd'hui — on était un peu tôt — et par ailleurs la technologie n’était pas encore au point. Donc on avait d’abord à développer une récurrence d'usage autour de cette nouvelle application. Un sacré pari qu’on a relevé. L’idée de la lecture audio est revenue plus récemment car le paysage a beaucoup évolué entre temps.
« Il a fallu attendre que la technologie de synthèse vocale soit à niveau pour proposer à nos lecteurs cette expérience. »
Quentin Leredde : Au Monde, on partage une certaine exigence de qualité, à la fois sur nos contenus évidemment, mais également sur l'expérience qu'on propose à nos lecteurs dans nos produits numériques. C’est vrai qu’il y a quelques années, l'audio avec voix de synthèse n'offrait pas une expérience suffisamment satisfaisante. Et l'alternative, qui consiste à utiliser des narrateurs humains, représentait un investissement très important par rapport à la quantité de contenus qu'on produit. Il a donc fallu attendre que la technologie soit à niveau pour proposer à nos lecteurs une expérience qui soit dans les standards d'excellence qu'on se donne.
HyperNews : Vos voix de synthèse s’appuient sur les voix de comédiens bien réels. Quel a été le process pour créer cette « signature sonore » du Monde ?
Quentin Leredde : Il y a environ un an, on s'est appuyés sur les technologies de Microsoft Azure pour faire des premiers essais, qu'on a fait tester à nos utilisateurs. C’était les voix par défaut de Microsoft qui restituaient le texte, ce qui nous a donné plein d'enseignements pour la suite. Il y avait déjà un côté assez bluffant : lors des premières secondes d’écoute on n’arrivait pas à distinguer si c'était une voix de synthèse ou un véritable humain qui parlait.
C’est plutôt à la longue qu’on a vu arriver des petites frictions. C’est là qu'on a essayé d'ajouter une couche maison « Le Monde », qui allait à la fois nous différencier de la concurrence et aussi essayer de résoudre quelques problèmes de rendu sonore.
On a donc choisi de ne pas utiliser les narrateurs artificiels de Microsoft et de recruter nos propres narrateurs, via un casting. On a beaucoup testé pour sélectionner les six qui nous paraissaient les plus convaincants : trois hommes et trois femmes. On les a ensuite enregistrés puis on a passé leurs voix dans l'intelligence artificielle de Microsoft Azure, qui génère la lecture automatique de nos articles.
On avait également un souci de monotonie sur la longueur, donc on a décidé qu'on allait alterner des voix d'hommes et de femmes dans un même article. On s'est aussi rendus compte que l’ajout d’un habillage sonore en début de lecture, ou de virgules sonores en milieu de lecture, pouvait casser ce côté un peu monotone des voix de synthèse.
On avait aussi la volonté de rattacher la lecture audio des articles à toute la production audio qu'on fait par ailleurs sur Le Monde, et d'imprimer notre « sound design » maison dans cette expérience audio.
Emmanuelle Chevallereau : Oui, on a notamment sollicité la réalisatrice de notre podcast L'Heure du Monde pour fabriquer la signature sonore, les nappes sonores qu’on entend lors de la lecture.
Quentin Leredde : On a donc eu ce cycle itératif toute cette année, qui nous a amené à la publication d'une version beta en août dernier. On a alors de nouveau collecté des retours de nos lecteurs qui nous ont permis de valider nos hypothèses. Tout ça jusqu'au déploiement final ces dernières semaines.
HyperNews : Comment les utilisateurs de La Matinale ont-ils accueilli cette nouvelle fonctionnalité ? Positivement, on imagine ?
Quentin Leredde : Oui, on a eu beaucoup de retours lors de la version beta, et encore aujourd’hui grâce au petit bouton qui permet de donner son avis depuis le player. Globalement, les retours sont très positifs sur la qualité des voix de manière générale, les lecteurs sont plutôt bluffés. Certains nous disent même quand ils entendent des défauts de prononciation : « ce serait quand même bien de dire au monsieur qu’il faut respecter les virgules là ! » (rires). Donc ils ne se rendent pas toujours compte qu'il s'agit de voix de synthèse.
« Les lecteurs ne se rendent pas toujours compte qu'il s'agit de voix de synthèse. »
Sinon, notre sondage de satisfaction tourne autour de 4,5/5 donc c'est un élément objectif qui est positif. On voit évidemment des petites pistes d'optimisation sur les voix de synthèse, sur les habillages sonores qu'on doit optimiser pour qu’ils ne soient pas trop invasifs. Mais on est globalement très contents.
Emmanuelle Chevallereau : Il y a des gens qui nous disent « j'attendais ça depuis très longtemps ».
Quentin Leredde : On se rend compte aussi que les lecteurs sont très contents de l'arrivée de cette fonctionnalité, mais pas nécessairement pour les raisons qu’on avait imaginé. On avait pensé bien sûr aux malvoyants qui sont très heureux d'avoir une expérience d'écoute audio, mais pas forcément à nos lecteurs plus âgés, qui peuvent aussi avoir du mal à lire les petits caractères. On a des retours positifs en ce sens de leur part. On a aussi des lecteurs de notre édition en anglais « Le Monde in English » qui nous demandent maintenant de pouvoir écouter les articles en anglais pour parfaire leur connaissance de la langue ! Donc nos lecteurs se saisissent de la fonctionnalité et nous emmènent sur des terrains auxquels on n’avait pas pensé initialement.
HyperNews : Est-ce que vous envisagez à terme d'intégrer l'expérience de La Matinale dans votre application principale ? On voit par exemple que le New York Times est en train de rapatrier ses différentes applications dans un même « bundle ».
Emmanuelle Chevallereau : Ce serait un défi technique car l'ergonomie de La Matinale [inspirée par Tinder] est très particulière, ce n’est pas évident. Cette ergonomie est particulièrement appréciée et ce n’est pas un gadget, elle est très profondément reliée à l'expérience de lecture. On implique le lecteur qui peut fabriquer son petit journal. Donc ça nécessiterait une réflexion.
En revanche, on a mis en place un accès vers La Matinale depuis notre application principale, en cinquième position sur la page d’accueil.
Quentin Leredde : Pour ce qui est de la lecture audio, on l’a déployé en premier dans La Matinale car ça se mariait bien au concept. C’était déjà une sélection de contenus qui peut nous accompagner pendant un temps relativement long, souvent en mobilité. Donc la lecture audio avait du sens le temps d'un trajet, le temps d'une séance de sport, comme un podcast. C'est la proposition singulière de La Matinale. Nos autres produits ne se prêtent pas nécessairement à ça.
On attend donc d'avoir des retours d'expérience un peu plus complets sur La Matinale pour réfléchir à son déploiement sur d'autres produits. Mais à terme, ça pourrait faire sens de déployer davantage l'audio sur nos autres produits mobiles.
HyperNews : Prévoyez-vous d’autres évolutions prochaines dans vos applications mobiles ?
Quentin Leredde : Rien de spécial à communiquer à ce stade, même si l’audio est un sujet sur lequel on va continuer de travailler. En tout cas, plus généralement, on se dit que Le Monde doit représenter et faire avancer l'innovation dans les médias numériques. On se doit d'offrir à nos abonnés une diversité de produits et d'expériences qui leur permettent de s'informer, de décrypter l’actualité, à tout instant mais également comme ils le souhaitent, sous la forme qu’ils ont choisi. C'est aussi ça la mission du Monde.
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