Grand entretien avec Maxime Leroy (New York Times) : « Il faut casser le mur entre le public et les rédactions »
HyperNews : Pour commencer, raconte-nous un peu ton parcours professionnel. Tu as d’abord travaillé chez CNN ?
Maxime Leroy : J’ai fait des études de design à Nantes puis à l'école Parsons à New York. A ma sortie d’école, j’ai fait un an de conseil chez Fabernovel à Paris avant de monter ma startup — une application qui permettait de poser des questions anonymes dans son quartier.
Après cette expérience entrepreneuriale, j'ai été embauché chez Meetup [une plateforme d'organisation d’événements] à New York, en tant que Designer puis Product Manager. J'ai notamment eu l'extrême chance [rires] d'assister au rachat de Meetup par WeWork en 2019, et de participer à l'intégration des deux entreprises.
Ensuite j'ai été recruté par CNN pour travailler sur un nouveau produit numérique très intéressant qui s'appelle "Interview Club". L'idée était d’amener plus d'interactivité au sein ce média extrêmement verrouillé en terme d'interviews politiques. On partait d'un format TV très classique sans aucune interaction avec l'audience et on a donc imaginé un format d'interview numérique avec un journaliste, un invité et surtout une interface interactive à mi-chemin entre Twitch et [le forum de questions-réponses] Quora. Les gens peuvent poser leurs questions mais au lieu d'avoir un tchat libre non stop, on modère toutes les questions a priori et les gens peuvent ensuite voter pour les plus intéressantes.
C’était un compromis entre une interview descendante et un flux interactif complètement débridé comme Twitch. Ce format a permis de faire émerger plein de questions auxquelles nos intervieweurs pensent moins naturellement car ils font indéniablement partie d’une élite.
Tu as ensuite rejoint le New York Times en tant que “Product Director” sur le périmètre “Audience”, poste que tu occupais jusque très récemment. En quoi consistait ton poste concrètement ?
J’ai rejoint le New York Times pour prendre la direction de l'équipe produit consacrée à "l'audience". Notre mission c'était d'imaginer comment on amène les gens qui sont sur des plateforme externes (réseaux sociaux, moteurs de recherche...) à venir sur les supports “propriétaires” du New York Times : le site, les applications, les newsletters...
Ca incluait donc à la fois la stratégie vis-à-vis des réseaux sociaux, l'optimisation SEO, mais aussi toute une série de fonctionnalités et sur notre site pour favoriser l'acquisition et la fidélisation de nos audiences. J'ai par exemple travaillé sur les commentaires, sur les fonctionnalités de partage de contenu…
On sait que le New York Times a des moyens colossaux. Peux-tu nous en dire plus sur l’organisation, les effectifs ?
Au total, on est environ 5000 salariés au Times, dont environ 1000 personnes pour toute la partie Tech, si on compte les ingénieurs, designers, product managers, data analystes...
Stratégie du New York Times
Le Times est aujourd’hui présenté comme le leader incontesté de l’information numérique dans le monde et le champion des abonnements numériques. Pourtant il y a une quinzaine d’années, le journal était plutôt en difficulté face à l’arrivée du web. Comment tu expliquerais ce retournement ? Est-ce que cette fameuse vision « produit » a joué un rôle ?
C'est vrai que quand j'ai terminé mes études à New York [en 2010-2011], la situation de la presse ressemblait à ce qui est arrivé à l'industrie du disque. Le New York Times venait de vendre ou sous-louer presque tous les étages de son propre siège pour assurer la survie du journal, il n'y avait pas encore d'avenir clair.
Il s'est passé beaucoup de choses entre ce moment là et 2015, où s'est imposée une nouvelle stratégie numérique basée sur l'abonnement, qui devait à terme supplanter le modèle publicitaire. L'objectif a été atteint récemment : les revenus d'abonnement représentent plus de 50% des revenus totaux du journal, dont la publicité. On a beaucoup parlé du succès du New York Times ces deux dernières années, mais en réalité c'est une transition de dix ans.
Les équipes Tech et Produit ont beaucoup cru dans cet intervalle, comme l'avait recommandé le « Rapport Innovation » de 2014 [un rapport interne sur la stratégie du journal à l’ère numérique] qui avait fuité en ligne et fait beaucoup parler dans le secteur. Une bonne partie de la stratégie produit qui est appliquée aujourd'hui par le Times était déjà énoncée dans ce rapport.
« On a beaucoup parlé du succès du New York Times ces deux dernières années, mais en réalité c'est une transition de dix ans »
Aujourd’hui, le Times vise les 15 millions d’abonnés numériques en 2027 et semble tout miser sur une stratégie de « bundle » [offre groupée de services]. Tu peux nous expliquer ça ?
Oui, il y a cette grosse logique du “bundle” dont le New York Times ne se cache pas. Jusque-là, on a eu un abonnement numérique peu cher mais un portefeuille d'abonnés très gros en volume. On se demande de plus en plus comment offrir plus de valeur ajoutée à chaque abonné, pour aussi justifier un abonnement un peu plus cher. On a donc développé plusieurs “suppléments” [à notre abonnement principal] : le site "Cooking" pour la cuisine, l'offre de jeux, les guides d’achat [avec le rachat du site Wirecutter en 2018], et le site d'actualités sportives "The Athletic" racheté l'an dernier. Le New York Times couvrait bien les grands événements sportifs jusque-là mais ne permettait pas vraiment de suivre une équipe précise, comme le ferait L'Equipe en France. Ça fera désormais partie de ce grand "bundle".
Le deuxième gros axe stratégique concerne les applications mobiles. Le NYT considère ses applications comme le meilleur moyen de profiter de l'expérience du Times. Récemment, la stratégie a consisté à re-centraliser un maximum de choses dans notre app principale, pour en faire une app très puissante, plutôt que de demander à tout le monde de télécharger plusieurs apps à chaque fois. Les gens veulent une app pour profiter de l'actualité, des recettes et des jeux. L'idée, c'est aussi d'amener des gens qui jouent régulièrement à nos jeux à s'intéresser à ce qui se passe dans le monde, et inversement…
Donc l’objectif est de donner plus de valeur aux abonnés afin d’augmenter progressivement le prix de l’abonnement numérique qui, comme tu l’as dit, est assez bas ?
Même très bas. En général, les médias français sont à 9,99€ par mois. Le New York Times est à 4€ par mois la première année, puis ça augmente ensuite. A pouvoir d'achat égal, on peut dire que le Times est environ 3 à 4 fois moins cher que le prix de base des médias français. Donc il y a une grosse marge de progression. En revanche, il ne faut pas oublier que le Times fait l'effort de mettre énormément de contenus accessible gratuitement, par exemple pendant le Covid.
Autre précision : le Times a changé d'indicateurs et d'objectifs récemment. Auparavant, on visait les 10 millions d'abonnements [en additionnant les abonnements à l’offre principale et les abonnements séparés à l’offre Cooking, aux jeux, ou à Wirecutter]. On ne parle plus d’abonnements mais “d’abonnés” [individuels] car on considère désormais qu’une personne est abonnée à la “New York Times Company” et qu’elle peut cumuler plusieurs briques de services, avec un prix d'abonnement qui sera plus ou moins grand. On vise désormais les 15 millions "d'abonnés" et on surveille le prix moyen d’abonnement de tous ces abonnés.
Au-delà de fidéliser vos lecteurs existants, ce bundle de contenus et de services variés est-il aussi un moyen de diversifier votre audience, de toucher des nouveaux utilisateurs qui ne liraient pas forcément déjà le Times ?
Oui, en effet ça permet de développer une audience qui est intéressée par autre chose que les “news”. Mais je connecterai ça aussi à toutes les initiatives du Times autour de la diversité. On essaye de diversifier tant les équipes en interne que les lecteurs. Nous sommes habitués à avoir une grosse proportion d’abonnés blancs, masculins, de plus de cinquante ans, donc on essaye aussi de toucher des gens comme les jeunes de 25 ans, qui nous suivent peut-être sur les réseaux sociaux, et qui ont envie d’en savoir plus que quelques Stories [qu’ils voient sur Instagram par exemple].
Le NYT a racheté le célèbre jeu Wordle l’an dernier. C’est une acquisition étonnante sur le papier pour un tel média. En quoi était-ce une bonne acquisition pour vous ?
Encore une fois, c’est dans le cadre du “bundle” que souhaite offrir le New York Times qu’il faut juger cette acquisition. Wordle apporte non seulement une nouvelle audience qui pourra être exposée et intéressée par l’abonnement, mais renforce aussi l’attractivité des jeux pour les abonnés actuels. Par ailleurs, cela démontre aussi la capacité du Times à s’ouvrir à l’innovation hors de ses équipes.
L’acquisition de Wordle a suscité des inquiétudes chez les fans du jeux (est-ce que le jeu va devenir payant ?) Comment faire pour ne pas casser cette communauté existante tout en l’intégrant à la stratégie du Times, qui penche plutôt vers les contenus payants ?
Le Times a été très clair après le rachat : pour l’instant le jeu reste accessible gratuitement. Et c’est toujours le cas presque un an après le rachat. Grâce à Wordle, le Times peut exposer son bundle à une nouvelle audience tout en conservant la gratuité du jeu, c’est loin d’être incompatible. Tout comme un certain nombre d’articles est accessible gratuitement lorsqu’un lecteur du NYT s’inscrit. Pour l’instant, Wordle joue ce rôle pour l’offre de jeux.
Interactivité et communauté
Un autre pilier de la stratégie du Times, sur lequel tu as travaillé plus spécifiquement, c’est de développer le lien avec les lecteurs, de créer une dynamique « communautaire » autour du Times.
Oui, et c'est très lié à ce dont on vient de parler. Donner aux lecteurs l'opportunité d'interagir permet aussi de diversifier l'audience et la couverture éditoriale… C'est très lié à ce dont on vient de parler. Donner aux lecteurs l'opportunité d'interagir permet de diversifier l'audience. C'est très intéressant à la fois pour ceux qui lisent l'article, car ça donne des perspectives complémentaires, mais aussi pour la rédaction, car les gens qui commentent ont un profil plus socialement divers.
Je te donne un exemple : prenons la situation des personnes trans dans certains Etats comme le Texas. Les témoignages qu'on a pu recevoir dans les commentaires étaient parfois quasiment aussi intéressants que l'article lui-même, car on avait des points de vue complémentaires issus du terrain. Les commentaires sont peut-être plus efficaces pour diversifier rapidement la couverture éditoriale que toutes les autres initiatives internes.
« Les commentaires sont peut-être plus efficaces pour diversifier rapidement la couverture éditoriale que toutes les autres initiatives internes »
Donc vous le voyez comme une façon de mieux être connecté aux questions et aux attentes des lecteurs ?
Oui, car on peut toujours être surpris par une question qui vient de l'audience.
Ça me fait penser à l’interview que tu as faites avec Jay Rosen où il parle de la notion “d’agenda citoyen”. Je pense aussi qu'il faut casser le mur entre le public et les rédactions face à l’énorme problème que constitue le populisme, le complotisme. A force de ne pas laisser les gens poser des questions, voir leurs intérêts représentés par les médias, ils font désormais leur vie sans les journalistes, sans les médias, ils préfèrent se regrouper dans des bulles WhatsApp privées.
Il faut donc être au plus proche de leurs attentes, mais il ne s'agit pas de changer l'information ou de leur dire ce qu'ils ont envie d'entendre. Pour moi, ça commence en regardant les Google Trends pour voir comment les gens abordent un sujet. Suite à la mort d’Elizabeth II par exemple, un journaliste expert qui vit entre Londres et Paris peut être surpris par les questions parfois un peu basiques que les gens se posent.
Donc c'est non seulement un levier pour engager et faire rester les gens sur votre plateforme, mais c'est aussi une façon d'améliorer le travail journalistique et ça enrichit réellement la production. Tu as des exemples qui ont réellement influencé les contenus ? Comment la rédaction s'en empare-t-elle ?
Notre appel à témoins sur les conditions de travail chez Amazon a donné lieu à une des plus grosses enquêtes sur le sujet. Certains commentaires sont devenus des sources d'articles ensuite. C'est un nouveau type de source pour les journalistes.
Sinon, au début du Covid-19, tout le monde était flippé, y compris les journalistes qui n’avaient pas forcément envie de rentrer dans les hôpitaux sans masque. Il y a des infirmières et des agents de services publics qui ont commencé à décrire dans nos commentaires leur quotidien, des gens racontaient leur quotidien à la morgue, aux appels d’urgence 911, etc... Ça donnait une idée de l’ampleur de ce qui était en train de se passer.
Comment êtes-vous organisés pour tirer pleinement parti de ces interactions avec les lecteurs ? Est-ce le travail de certaines personnes spécifiquement ?
Ce qui est intéressant c’est que le NYT a mis en place une direction transverse dédiée à “l’audience”, qui est à cheval entre la rédaction et le versant business dont je faisais partie. Elle est dirigée par une même personne, Hannah Poferl, qui vient de la rédaction. Elle supervise donc à la fois des équipes côté produit qui monitorent les chiffres, imaginent des nouvelles fonctionnalités, et les journalistes qui travaillent sur les réseaux sociaux, les équipes de modération etc…
Justement sur la modération, il y a donc une équipe qui modère tous les commentaires et dont une partie du travail consiste à transmettre les meilleurs commentaires à la rédaction. Les journalistes social media peuvent s’en emparer aussi et re-postent parfois certains commentaires sur les réseaux sociaux afin de promouvoir différemment un article.
Modérer tous les commentaires doit nécessiter de gros moyens humains.
En effet. Mais on a fait le choix de ne pas activer les commentaires sur tous les articles, justement pour que la modération soit la plus stricte possible et qu’elle soit vraiment bénéfique aux lecteurs. La modération est faite en grande partie manuellement, mais aussi avec l’aide d’outils automatiques qui apprennent de la modération manuelle.
Et est ce que vous mesurez un impact des commentaires sur l'engagement des gens qui lisent les contenus?
Je ne peux pas partager de chiffres précis mais oui, la différence est énorme. La part des lecteurs qui lisent les commentaires et qui y participent n’est pas énorme mais en terme d’impact, c’est très net. Les gens qui lisent et interagissent avec les commentaires restent plus longtemps, et n’annulent pas leur abonnement.
On sait que la qualité et le volume de commentaires chez vous est très élevé. N’est-ce pas aussi lié au profil plutôt élitiste de vos abonnés ? Peut-on vraiment tirer vers le haut la qualité des discussions avec des optimisations d’ordre technique ?
Pour moi, les commentaires c’est comme un terrain vague : si tu le laisses à l’abandon, les mauvaises herbes poussent. Alors que si tu l’entretiens tous les jours, que tu y mets les bonnes activités, tout le monde y vient !
Donc nous, quand on choisit d’ouvrir les commentaires sur tel article, on le modère super bien, donc de bons commentaires appellent d'autres bons commentaires et une absence quasi-totale de mauvais commentaires en réponse. C’est un cercle vertueux, on a de moins en moins de trolls parce que ces gens savent que rien ne sera visible sur le site. L’investissement est donc élevé mais le périmètre est faible.
On a aussi conditionné la possibilité de commenter à la détention d’un compte [gratuit]. Donc évidemment tu peux te créer un faux compte mais on est capable de bloquer le compte, donc tu dois le recréer à chaque fois.
C’est sûr que si tu compares à la qualité des commentaires sur la page Facebook du New York Times, la qualité est inintéressante alors que le volume est 10 à 100 fois supérieur.
« Je m’inquiète surtout du statu quo actuel dans les médias. Que se passe-t-il si on n’est pas suffisamment à l’écoute des gens ? »
Tu parles beaucoup de nourrir la production éditoriale avec l’input des lecteurs. A terme, n'y a-t-il pas un petit risque d'être trop focalisé sur les attentes des lecteurs, de glisser progressivement vers une approche où on leur dit ce qu'ils veulent entendre ? Surtout quand on a une incitation business à développer les abonnements.
Je ne pense pas que l’avis des lecteurs influence trop la couverture éditoriale. Je dirais plutôt l’inverse. Aujourd'hui, commentaires ou pas, tout le monde réagit de toute façon, sur Twitter par exemple. On est dans un univers ultra-agressif sur les plateformes. Donc parfois on se remet en question, on change des choses, mais ça fait partie de notre métier quotidien.
Moi je m’inquiète surtout du statu quo actuel dans les médias. Que se passe-t-il si on n’est pas suffisamment à l’écoute des gens ? Je le vois avec mes jeunes soeurs, qui ont perdu l’habitude de consommer des médias professionnels. J'ai peur pour mes parents, mes grands-parents, qui sont dans des boucles WhatsApp dans lesquelles les informations vérifiées sont peu présentes.
Aujourd'hui, tout le monde a compris qu'il n'y a plus besoin de journalistes pour être son propre producteur ou consommateur d’information. C’est un vrai problème pour les médias, il y a un risque que les gens se passent de nous à l’avenir. C’est pareil pour les décideurs, les politiques, se passent de nous puisqu'ils ont désormais leur propre audience, leur propre moyens de communication directe sur les réseaux sociaux. Alexandria Ocasio-Cortez parle directement à sa communauté sur Instagram et Twitch, sans intermédiaire journalistique. Après l’insurrection du Capitole, elle n’a donné aucune interview mais a fait un live Instagram pour débriefer elle-même les événements.
Relations avec les plateformes
Un enjeu qui émerge pour les médias c’est la maîtrise de l’audience face à l’essor des réseaux sociaux. Comment être à la fois présent sur ces plateformes sans se tirer une balle dans le pied à long-terme ?
Les médias ont offert énormément de contenus aux plateformes en se disant que ça rapporterait énormément de trafic, qu’ils n’avaient pas le choix. Or quand Facebook est tombé en panne mondiale en 2021, on s’est rendu compte que les gens revenaient naturellement vers les sites d’information par eux-mêmes. Donc on s’est rendus dépendants de Facebook.
Si on avait développé la relation de manière différente (et c’est encore possible aujourd’hui), si on décide de rapatrier les meilleures interactions chez nous, la situation peut changer. Il ne faut pas oublier que les plateformes sont des concurrents des médias, même s’il y a des donations.
L’autre grand concurrent des médias c’est le temps disponible. Les gens qui regardent Netflix, qui sont en télétravail et ont moins le réflexe d’ouvrir leur site d’info… Le New York Times n’est pas tant en compétition avec le Washington Post qu’avec Facebook, Netflix et Instagram.
Donc je pense qu’il faut donner moins à ces plateformes, car la relation n’est pas très saine et pérenne.
« Contrairement à la musique, l'objet journalistique n'a potentiellement plus d'existence dans 5 ans »
Est-ce tenable quand on voit que les jeunes générations ont de moins en moins le réflexe naturel de se tourner vers des médias professionnels et passent leur vie sur des plateformes comme TikTok ?
Je comparais tout à l’heure la situation de la presse à celle de l'industrie du disque dans les années 2000-2010. Au début, le numérique explose tout, il n’y a plus vraiment de raison de payer car le support physique de distribution n’existe plus.
Il faut 4 ou 5 ans aux deux industries pour se dire que la vraie raison de payer c'est finalement le confort. Tu peux certes télécharger de la musique de manière illégale, mais c’est quand même plus simple d'avoir accès à tous les artistes imaginables sur Spotify ou Apple Music. Pour le New York Times, c'est un peu la même chose. Vous pouvez sans doute contourner le paywall mais la simplicité, c'est d'avoir votre abonnement illimité.
Il y a toutefois une grosse différence avec l’industrie du disque : c’est que les gens auront toujours besoin de musique dans leur vie, alors que beaucoup de gens aujourd’hui pensent qu’ils n’ont plus besoin de journalisme professionnel. Contrairement à la musique, l'objet journalistique n'a potentiellement plus d'existence dans 5 ans. Nos générations sont peut-être les dernières à se dire "ah ça vaut le coup de lire un article". Je ne suis pas du tout défaitiste mais, d'un point de vue réaliste, il faut qu’on se bouge collectivement !
Donc la diversification des audiences est importante pour attirer les audiences jeunes. Mais je pense surtout qu’il y a un vrai travail de pédagogie, “d'avant-vente”. Les médias doivent travailler sur leurs contenus et en même temps sur la justification de ce qu'ils font.
Parmi le paysage médiatique (en France ou ailleurs), est-ce que tu vois d’autres médias qui réalisent des choses intéressantes sur ces sujets ?
En France, je suis impressionné par l’innovation au sein des petits et moyens médias. En 10 ans tellement de nouveaux titres et surtout de nouveaux formats sont apparus. Je pense à Les Jours, Brief.me, Brut, Loopsider, Konbini, Vert, Blast, Climax et tant d’autres. Je pense aussi à tous ceux qui ont décidé de se structurer en indépendants, notamment sur Twitch comme avec l’émission de Samuel Étienne qui vient de la télé traditionnelle. Les acteurs qui accompagnent ces médias se sont structurés aussi comme le studio Médianes qui fait un super boulot.
Ailleurs, je rêve toujours d’un média européen qui ne vient pas. Je suis persuadé qu’on peut faire mieux qu’Euronews et France24 (dont le travail est exceptionnel mais le péché originel est dans le nom). Je compte suivre le nouveau projet European Focus avec attention.
Tu as récemment quitté le New York Times pour rentrer en France. Quoi de prévu pour la suite ?
J'ai eu envie de rentrer en France et je suis désormais consultant indépendant depuis quelques semaines. Je vais notamment accompagner Le Monde sur le développement de son audience à l'international.
Et je suis toujours à l’écoute et prêts à échanger avec les médias qui s’interrogent sur leur développement, leur audience, avec humilité. Car encore une fois, l’information professionnelle est loin d’être une évidence pour les générations à venir, face à la communication directe des marques, des célébrités ou des politiques.
Et puis, ce retour en France est peut-être l’occasion de lancer un nouveau média ? J’y réfléchis !