Deal L’Equipe/Apple : un modèle prometteur de partenariat avec les plateformes ?
Apple va permettre à certains médias — dont L'Equipe en France — de proposer des contenus audio exclusifs à leurs abonnés payants dans l’application Apple Podcasts. Une avancée notable pour les éditeurs de presse, qui feraient bien de s’en inspirer pour négocier avec les autres plateformes comme YouTube, Instagram ou TikTok.
C’est une avancée en apparence technique, noyée dans un communiqué de presse le mois dernier. Le géant Apple y annonce une nouvelle fonctionnalité dans son service Apple Podcasts, qui va permettre à une poignée d’applications iOS partenaires (dont The Washington Post ou L’Equipe en France) de proposer des podcasts exclusifs à leurs abonnés payants existants… sans qu’ils aient à faire une quelconque action.
Imaginez que vous êtes abonné au journal L’Equipe. Vous lisez les articles sur votre iPhone, via l’application mobile du journal. Désormais, Apple détectera que vous êtes abonné à l’application L’Equipe et débloquera automatiquement des contenus audio exclusifs de L’Equipe dans Apple Podcasts où — oh, magie — vous écoutez tout vos podcasts (jusque-là sans rémunérer l’éditeur, dans la plupart des cas).
En réalité, cette nouveauté est une petite révolution pour l’écosystème des podcasts… mais pas seulement. A mon sens, ce partenariat avec Apple fait figure de modèle à suivre pour négocier avec les autres grandes plateformes. Je vous explique pourquoi.
Une avancée pour la monétisation des podcasts
On en parle souvent, mais le secteur du podcast peine à trouver un modèle économique soutenable, alors que les revenus publicitaires sont à la peine. Jusque-là, les tentatives consistant à vendre des podcasts exclusifs, des épisodes « bonus » ou sans publicité — notamment grâce à la fonctionnalité de chaînes payantes lancée par Apple Podcasts en 2021 — ne semblent pas trouver un large public. « À ma connaissance, il n’y a pas de podcast payant qui soit rentable aujourd’hui » déclarait récemment Joël Ronez, cofondateur de Binge Audio, dans Télérama.
On peut sans doute y voir la faute à un écosystème trusté par Apple Podcasts, Spotify et Deezer, où les usages se sont construits sur le mode gratuit. Pas facile pour les jeunes studios de podcasts de faire basculer du jour au lendemain des utilisateurs qu’on a abreuvé gratuitement pendant des années. La presse écrite essuie encore les plâtres de cette même erreur stratégique, commise au début des années 2000.
Le challenge est un peu différent pour les grands médias payants, souvent issus de la presse, qui se sont mis à l’audio sur le tard. Les podcasts sont souvent pensés pour toucher de nouvelles audiences, mais à quel prix ? Ces projets sont coûteux et consommés dans une écrasante majorité sur des plateformes tierces gratuites, où le média ne maîtrise pas les modalités de diffusion et la fameuse « relation client ». Dès lors, ces investissements peuvent vite sembler délirants alors que ces groupes média opèrent dans le même temps un tournant vital vers les abonnements payants, qui implique de retenir au maximum les internautes sur leurs plateformes propriétaires.
On retrouve là un dilemme récurrent auquel font face les médias : faut-il encore financer des contenus consommés sur des plateformes tierces qui ont leurs intérêts propres ? Le désintérêt croissant de Facebook, Twitter & co pour l’information de qualité nous oblige à nous poser la question.
Ça allait encore quand Spotify finançait généreusement la production de podcasts (avec Le Monde par exemple), mais combien de temps ces médias pourront-ils tenir maintenant que les plateformes réduisent leurs investissements dans la création de contenus ? Certains médias tentent dès lors de créer une expérience audio plus aboutie dans leurs sites et applications mobiles. Mais est-ce vraiment raisonnable alors que les usages audio restent aussi concentrés sur quelques plateformes d’écoute ? Sérieusement, qui écoute régulièrement des podcasts entiers via le player d’un site d’information, entre la lecture de deux articles ? (Je mets de côté Radio France, dont l’usage est quasi-exclusivement articulé autour des contenus audio et qui connaît un vrai succès numérique avec son application).
Intégrer les plateformes dans son écosystème d’abonnements
C’est là que le nouveau partenariat proposé par Apple Podcasts me semble bousculer légèrement le rapport de force en faveur des médias.
Il faut regarder d'où on part : aujourd’hui, les plateformes constituent souvent une concurrence à tous les niveaux pour les médias d’information numérique. Elles accaparent le temps de cerveau disponible des internautes, les revenus publicitaires, et ne reversent en échange quasiment rien aux médias, que ce soit en revenu ou en trafic (si on met de côté Google, qui a un statut à part en tant que moteur de recherche).
Pire, les médias sont obligés d’y publier des contenus gratuits pour ne pas se couper d’un réservoir énorme d’audience. Tout cela tandis que leurs propres sites et application d’information sont, eux, payants. Bref, c’est tout bénef’ pour les plateformes.
Le deal qu’expérimente Apple avec The Economist, The Washington Post et L’Equipe (entre autres) inverse légèrement la vapeur. Il laisse augurer d’un modèle plus équilibré, où le média continue de publier des contenus sur la plateforme mais en l’intégrant intelligemment dans sa stratégie payante.
Concrètement, le média peut ainsi réserver des podcasts ou des épisodes à ses abonnés existants, tout en leur permettant de continuer à utiliser leur plateforme d’écoute favorite (en l’occurrence Apple Podcasts). Il n’y a aucune friction pour l’internaute : pas d’abonnement supplémentaire à souscrire chez Apple, ni même de code à activer.
Surtout, ce mécanisme permet aux médias de monétiser indirectement les podcasts en en faisant un argument supplémentaire dans leurs offres d’abonnement existantes. Proposer des podcasts exclusifs augmente la valeur perçue de l’abonnement (surtout pour des publics plus jeunes). Secundo, les proposer dans l’interface d’Apple Podcasts est une façon habile de fidéliser les abonnés, en s’appuyant sur des usages solidement implantés.
Voilà donc une façon pragmatique de valoriser des usages existants sur des plateformes tierces, qui n’étaient jusque-là que des investissements de notoriété avec des retombées monétaires à long terme très incertaines.
Un modèle à répliquer ?
Faut-il y voir un modèle de partenariat intéressant à creuser avec les autres grandes plateformes ? En l’état, on voit bien que les médias ne sont pas prêts de quitter certaines d’entre elles, dont l’intérêt stratégique est trop grand pour diversifier les audiences : on peut citer YouTube, TikTok, Instagram… Les internautes, eux non plus, ne sont pas prêts de déserter ces plateformes (et ce n’est pas le supposé déclin de X qui va inverser les choses).
Les médias ne devraient-ils donc pas s’allier pour négocier un mécanisme à la Apple garantissant, dans chaque plateforme pertinente, une synchronisation fluide avec les sites et applications des médias ? En un clic, un abonné au journal Le Monde pourrait par exemple se voir proposer des contenus exclusifs de la rédaction dans son feed Instagram ou YouTube.
J'ai imaginé à quoi cela pourrait ressembler dans le parcours d'abonnement du média, à l'aide de maquettes fictives :
Du côté de la plateforme, on peut imaginer un système d'intégrations comme il en existe dans de nombreux services. Voici à quoi cela pourrait ressembler sur YouTube, à titre d'exemple :
Il y aurait là à coup sûr un gain perçu pour les lecteurs biberonnés aux plateformes. On pourrait même imaginer que les médias pourraient négocier une mise en avant prioritaire dans l’algorithme de la plateforme, pour ses utilisateurs abonnés. Et pourquoi pas — soyons fous — une promotion des offres d'abonnements des médias ?
Le deal serait "gagnant-gagnant", contrairement aux épineuses négociations sur les « droits voisins » qui patinent depuis des années. Les plateformes conserveraient leurs utilisateurs, qui se verraient proposer davantage de contenus de qualité produits par leurs médias favoris. Pas inutile face aux fake news qui pullulent sur les réseaux sociaux, les propulsant bons derniers dans tous les classements sur la confiance dans l’information. Et tout cela financerait directement le journalisme de qualité, un enjeu de communication pour des plateformes qui sont actuellement sous la pression des régulateurs partout dans le monde.
De leur côté, les éditeurs pourraient recruter et fidéliser des nouveaux abonnés en les touchant là où ils sont le plus souvent. Ils garderaient au final la maîtrise de leurs abonnements — le nerf de la guerre. Bref, les médias pourraient davantage tirer parti de ces audiences existantes, plutôt que de rester enfermés dans une relation à sens unique.
Evidemment, un tel schéma ne résoudrait pas en soi la question cruciale de la dépendance aux plateformes. Les médias doivent continuer en parallèle d’investir dans leurs propres sites et applications afin de proposer une expérience qualitative et complémentaire aux internautes. Ne serait-ce que pour ne pas subir les fréquents revirements stratégiques des plateformes. Attention aussi à ne pas cannibaliser ses vieux abonnés fidèles en les incitant à lire/écouter/regarder des contenus chez les plateformes tierces. Gare aussi aux deals où les médias abandonnent carrément le paiement et la gestion de l’abonnement (coucou Google Subscribe). L’enjeu est certes de développer les revenus, mais pas de se faire dépouiller de toute sa relation client.
Il est certain qu’une telle stratégie mériterait bien d’être cadrée pour ne pas s’avérer contre-productive. Mais en l’état du rapport de force avec les plateformes, les médias ont sans doute un coup habile à jouer…
Et vous, qu'en pensez-vous ? Dites-moi en plus dans les commentaires ou à l'adresse maxime@hypernews.co