Abonnements numériques : et si on changeait de stratégie ?
Alors que 2024 approche, l’horizon n’est pas très rose pour les éditeurs de presse en ligne. Au-delà des inquiétudes de moyen-terme (déclin des réseaux sociaux, essor de l’intelligence artificielle), les revenus des médias ne sont pas au beau fixe. En l’occurence, les abonnements numériques des grands sites d’information connaissent une panne de croissance, après plusieurs années fastes. On pourrait attribuer ce ralentissement à l’inflation mais la plupart des médias en ligne pratiquent pourtant des prix très bas, à base de promotions quasi-permanentes.
En réalité, le phénomène semble plus profond et structurel. Si les grands sites d’information généralistes ne trouvent plus de nouveaux acheteurs, alors que la curiosité des citoyens pour l’information ne se dément pas, il semble légitime de s’interroger sur l’offre plutôt que sur la demande. N’y a-t-il pas quelque chose qui cloche dans la stratégie de ces éditeurs ?
De fait, j’ai de plus en plus de doutes sur la pertinence du modèle éditorial et marketing mené par les grands sites d’information, souvent issus de la presse écrite. Ce modèle est assez simple : produire un volume colossal d’articles chaque jour, qui couvre un maximum de sujets, et dont une bonne partie est réservée aux abonnés payants. La promesse de l’abonnement numérique consiste dès lors à débloquer un « accès illimité » à tous ces contenus, parfois assorti d’une vague promesse de « soutenir le journalisme de qualité ».
Un modèle à bout de souffle ?
Cette approche a jusque-là plutôt bien fonctionné pour les leaders de la presse nationale. Mais je pense qu’elle commence à atteindre un plafond de verre : le marché des citoyens prêts à payer pour les grands sites d’information dans leur forme actuelle devient saturé. Tout simplement parce que ces produits d’information sont conçus pour un public de niche assez limité : une population éduquée, CSP+ ou retraitée, qui a les moyens de soutenir son média favori… et surtout qui a beaucoup de temps disponible pour se plonger avec délectation dans la lecture des centaines d’articles publiés chaque semaine.
Disons-le, les sites d’information actuels sont des produits qui ne correspondent plus vraiment aux besoins du moment. Il suffit de regarder les études : elles dressent un constat clair année après année. Les citoyens sont intéressés par l’actualité mais sont de plus en plus insatisfaits avec leur offre médiatique. Ce n’est pas uniquement une question de défiance envers les journalistes : ils sont déboussolés par une actualité toujours plus rapide, hystérique, difficile à suivre. C’est la fameuse « fatigue informationnelle , évidemment exacerbée par le bruit permanent et le manque de repère sur Internet. Si on veut diversifier le profil type de l’abonné numérique à la presse, il faudrait peut-être s’intéresser à ces publics.
Or est-ce que les médias en ligne ont véritablement repensé leur stratégie de publication, leurs formats éditoriaux, et leur stratégie marketing à cet égard ? Pas vraiment, ou alors à la marge.
Certes, certains éditeurs ont diminué légèrement leur volume de publications chaque jour, mais on parle toujours de plusieurs dizaines d’articles quotidiens ! Les contenus sont toujours présentés sur des pages d’accueil à rallonge, avec relativement peu de hiérarchisation (ouvrez votre application média favorite et jugez-en par vous-mêmes). Les notifications push à l’utilité discutable s’accumulent toute la journée sur nos smartphones.
Bref, tout semble optimisé pour les accros à l’info, mais que propose-t-on pour le commun des mortels qui a cinq minutes par jour à consacrer à l’actualité ?
Une demande de tri
Le diagnostic est pourtant assez simple : à l’ère de l’information sur-abondante et accessible en un clic, les citoyens n’ont pas besoin de plus d’information en soi. Ce qu’ils expriment, étude après étude, est plutôt une demande de sens, de tri, de mise en perspective. C’est un challenge pour les sites d’information généralistes : il ne s’agit plus uniquement de rapporter les dernières informations fraîches (même si c’est toujours une mission essentielle) mais de faire le tri et d’aider à s’informer correctement.
Alors oui, vous me direz que certains médias investissent par exemple dans des récaps quotidiens de l’actualité, pour se mettre à jour sur les faits marquants de la journée. Mais peu le font de façon convaincante et ambitieuse. Je vous mets par exemple au défi de retrouver ces formats sur les sites web ou les applications mobiles de vos médias favoris. Sans doute est-ce la peur de cannibaliser les audiences des autres articles (on touche ici du doigt un autre problème majeur : la contradiction entre le modèle publicitaire et le modèle d’abonnement).
Or dans ce contexte, je ne suis pas du tout certain qu’un abonnement « all access » qui débloque une montagne d’articles soit une promesse terriblement séduisante pour convaincre de nouveaux publics de s’abonner à la presse et de financer le journalisme de qualité. Au contraire, on sait bien que la « pile » des contenus qui s’accumulent est un des premiers facteurs de résiliation de la presse papier. Je pense qu’il en est de même pour l’information numérique, surtout lorsque les citoyens doivent opérer des arbitrages budgétaires avec d’autres services payants.
Le modèle du « catalogue » à la Netflix ne me semble pas adapté aux usages d’information. Quand on souscrit un abonnement à une plateforme de streaming, on cherche en effet le catalogue le plus large possible… mais ce n’est pas le cas lorsqu’on paye pour un titre de presse ! En tout cas, ce n’est pas tant le volume qui compte mais la ligne éditoriale, la pertinence, la valeur ajoutée, le service rendu. J’ajouterais également la concision, pour un certain nombre de contenus.
Il est temps d’envisager un modèle alternatif. Sans renier leurs lignes éditoriales respectives, les médias en ligne généralistes auraient tout intérêt à opérer un virage « anti-fatigue informationnelle ». Permettre de s’informer rapidement et sereinement au quotidien : voilà une opportunité majeure pour repositionner les sites d’information face à des outils obscurs comme ChatGPT.
Les opportunités ne manquent pas pour mieux rendre service aux internautes : créer de véritables « briefings » de l’actualité, développer des interfaces plus calmes sans publicité, mieux organiser les contenus, permettre de mieux maîtriser ses notifications push, développer de la personnalisation… Bref, des contenus et des fonctionnalités qui répondent tout simplement aux attentes et aux habitudes des lecteurs (j’en parle régulièrement sur HyperNews).
Une opportunité marketing
Car au-delà du potentiel d’usage, je pense que ce serait un argument commercial bien plus porteur pour développer les abonnements numériques à la presse ! Tous les contenus et fonctionnalités cités ci-dessus pourraient tout à fait être réservés aux abonnés payants. Ce serait une façon de repenser l’abonnement comme donnant accès à un écrin premium pour s’informer de façon plus claire et rapide. Une sorte de « mode expert » à l’envers… car pensé pour le grand public plutôt que pour les accros à l’info. Tout cela s’ajouterait au bénéfice de débloquer tous les articles payants, bien sûr.
J’y vois non seulement un argument marketing prometteur pour toucher de nouveaux publics, mais aussi un moyen de redonner une mission claire aux médias professionnels dans un monde d’information sur-abondante. Alors que les médias sont aujourd’hui accusés d’ajouter du bruit au bruit, les sites d’info devraient précisément se positionner comme des filtres, des espaces de clarté, de création de sens. Tout l’inverse des sites truffés de publicités et de liens optimisés pour le SEO que nous connaissons actuellement.
Un tel virage implique de changer de braquet, vers une approche « centrée utilisateur ». C’est finalement assez logique : on ne peut pas basculer du jour au lendemain vers un modèle numérique payant, comme l’ont fait les éditeurs de presse, sans réinterroger son modèle en profondeur. Il faut s’y attaquer d’urgence si l’on veut vraiment démocratiser l’abonnement à la presse en ligne (et transformer au passage les sites d’information en produits que les gens aiment utiliser).
La bonne nouvelle, c’est que ce tournant n’est pas forcément incompatible avec le modèle « publicité-audience » dont sont encore dépendants la plupart des grands éditeurs. Un média pourrait très bien continuer à publier beaucoup de contenus pour rayonner sur les plateformes… tout en créant un espace plus « zen » et sélectif pour ses abonnés. De la même façon, on pourrait conserver la publicité pour les lecteurs gratuits mais garantir une expérience « zéro pub » pour les abonnés payants.
Attention, tout cela ne veut pas dire pour autant que tous les sites d’info doivent devenir des plateformes premium aseptisées avec des « briefings » uniformes et des fonctionnalités identiques ! L’accent mis sur la praticité ne doit pas faire oublier les spécificités éditoriales de chaque titre, qui restent l’argument principal de l’abonnement à un titre de presse. Cela passe évidemment par les valeurs, les choix éditoriaux, le ton… Ces aspects doivent aussi être travaillés et marketés intelligemment. Ces spécificités peuvent d’ailleurs irriguer un « briefing » quotidien ou d’autres fonctionnalités réservées aux abonnés. Bref, l’enjeu est d’arriver à proposer une expérience globale suffisamment utile et distinctive pour surnager dans un océan de concurrence.
Voilà donc mon conseil pour les éditeurs généralistes pour 2024 : réexaminez toute votre stratégie éditoriale / produit / marketing à l’aune de la fatigue informationnelle. Il y aurait plein d’autres chantiers à mener pour reconquérir les publics mais celui-ci me semble bénéfique aussi bien pour les revenus que pour la transformation interne des rédactions. Rendre son expérience numérique plus utile et digeste au quotidien est en tout cas un pari plus gagnant que de maintenir un statu quo qui se fissure de toute part.
La tâche peut sembler titanesque mais nous n’avons plus vraiment le temps de tergiverser. Je terminerai en citant une récente tribune de l’excellent Rasmus Kleis Nielsen du Reuters Institute :
« Quand les internautes n'interagissent pas avec les médias, c’est parce qu'ils ne les jugent pas dignes de leur attention.
(…)
Si les responsables à la tête des médias ne reconnaissent pas cela et ne trouvent pas les moyens de le résoudre, je prédis que la majeure partie des médias d'information se repliera vers le rôle qu'il a joué pendant de grandes parties de son histoire, servant une petite élite, mais n'ayant aucun rôle démocratique significatif. Il pourrait finir par ressembler à la musique classique, à l'art contemporain et à la littérature — important pour quelques-uns dans la haute société, mais marginal dans la vie de la majorité du public. »
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Par ailleurs, je prends toujours des missions de conseil en stratégie et design en 2024. Contactez-moi si cela vous intéresse (plus d’informations ici) 👋