Avis de tempête au Wall Street Journal. Au coeur du débat : un rapport interne qui examine en détail la stratégie numérique du journal.
Avis de tempête au Wall Street Journal. Le journal de l’élite économique américaine, propriété du magnat controversé Rupert Murdoch, serait en pleine crise interne alors qu’il peine à atteindre ses objectifs de développement (très) ambitieux. Au coeur du débat : un rapport interne qui examine en détail la stratégie numérique du journal, et qui a fuité sur Internet. Un document riche en enseignements pour tout le secteur, même si ses conclusions peuvent surprendre.
Le contexte
Souvent classé dans le trio de tête de la presse prestigieuse américaine (avec le New York Times et le Washington Post), le Wall Street Journal s’est fixé des objectifs très ambitieux. Il est sommé par son propriétaire Rupert Murdoch d’atteindre les 5,5 millions d’abonnés numériques dans les prochaines années, soit plus du double de ses actuels 2,5 millions. En comparaison, le New York Times serait déjà proche des 7 millions d’abonnés numériques.
Pour s’en donner les moyens, le média a mené une réorganisation très intéressante depuis 2019, en recrutant la journaliste chevronnée Louise Story (connue pour son expérience au New York Times, où elle a coordonné le célèbre « Innovation Report » de 2014, qui a propulsé le Times en machine de guerre numérique). Depuis son arrivée, elle a recruté des dizaines de nouveaux journalistes et product managers, dont des « Strategy Editors » qui réfléchissent à la diffusion et l’optimisation des contenus.
Louise Story a surtout pour mandat d’initier un large audit stratégique, sur le modèle (encore et toujours) du New York Times. Elaboré pendant plusieurs mois, ce document interne a été révélé par BuzzFeed News puis par le New York Times. Au-delà des querelles internes, ce rapport de plus de 200 pages est évidemment une mine d’or pour tous ceux qui s’intéressent aux transformations des médias, notamment pour un titre historique de la presse écrite.
Riche en critiques et en pistes, le rapport serait carrément au coeur d’une bataille de pouvoir au sein du Wall Street Journal depuis sa publication. D’après le New York Times, ses conclusions ne seraient pas du goût des actionnaires du journal, pas franchement à l’aise avec le changement de philosophie et de positionnement prôné par les équipes numériques.
Ce qu’il faut retenir
Les recommandations du mémo sont un savant mélange de bonnes pratiques numériques plus ou moins connues chez les médias en ligne. Elles recouvrent des aspects avant tout éditoriaux et organisationnels, tout en prenant en compte les objectifs business et les « besoins » des lecteurs. Mais on y trouve aussi un certain nombre d’idées contre-intuitives pour un journal identifié comme conservateur. L’exercice est avant tout intéressant pour sa méthode, ses partis pris, mais aussi par ses non-dits.
Le constat de départ : le WSJ doit étendre son audience gratuite
Le rapport s’ouvre sur un problème central : le WSJ est très loin d’atteindre ses ambitieux objectifs face au New York Times et au Washington Post. Au rythme actuel, le WSJ aurait besoin de 22 ans pour arriver à ses 5 millions d’abonnés. La faute à un lectorat vieillissant et un churn très élevé : certains mois, le journal engrange plus de résiliations que de nouveaux abonnements.
La situation est claire pour les auteurs du rapport : il faut d’abord élargir massivement l’audience gratuite du WSJ pour espérer atteindre autant d’abonnés. Une logique qui semble renouer avec les grandes heures de la maximisation de l’audience, souvent associée au modèle économique reposant sur la publicité. Sauf qu’ici, le journal l’envisage comme un pré-requis mécanique au développement des abonnements numériques.
Priorité aux lecteurs de demain, pas les abonnés d’hier
Le rapport se concentre de façon frappante sur cet enjeu de diversification de l’audience. Le profil type du riche mâle blanc à fort capital économique serait dans le collimateur : l’équation est mathématique, ce public limité et vieillissant ne suffit plus à assurer l’avenir du journal. Pire, selon les auteurs, cet abonné-type serait devenu un handicap pour le journal car il freinerait toute tentative de changement en interne, par peur d’aliéner les abonnés historiques.
Louise Story et son équipe identifient d’emblée des publics cibles stratégiques pour l’avenir : les femmes, les jeunes actifs et les « minorités ». Selon leur étude, ces publics représentent un potentiel sous-exploité parmi les lecteurs et les abonnés du journal.
Une petite révolution qui implique de changer les habitudes de la rédaction et de réexaminer la stratégie éditoriale. Des maillons faibles sont identifiés dans la couverture éditoriale : le changement climatique, le racisme, la santé, la carrière professionnelle, la consommation… En cause aussi, la sous-représentativité de ces publics dans le contenu même des articles et dans l’iconographie.
Bref, un changement assez radical face au positionnement historique du WSJ, qui a toujours privilégié la politique nationale et l’économie (souvent vue par le prisme des marchés et des grandes entreprises). Le diagnostic du memo n’y va pas par quatre chemins : il va falloir faire des arbitrages difficiles, quitte à déprioriser le coeur de cible historique du journal. « Nous devons arrêter de favoriser les sujets que seuls nos lecteurs très actifs préfèrent » écrit le rapport.
On peut noter que le discours est sensiblement différent de l’état d’esprit actuel dans bons nombres de médias (aux Etats-Unis comme en France), qui essayent plutôt de se recentrer sur leurs lecteurs les plus fidèles, clé de voute du modèle économique de l’abonnement.
Une méthodologie nourrie par les chiffres
Pour étayer leur étude, les analystes du WSJ ont mobilisé une méthodologie intéressante, qui traduit une réelle orientation « produit » et « centrée utilisateur ». Une façon de mettre à distance les réflexes et préjugés qui prévalent souvent dans les rédactions (comme dans toutes les entreprises d’ailleurs).
Une matrice a été mise sur pied afin de cartographier la couverture éditoriale et ses performances. Cette grille d’analyse (appelée « Coverage Strategy Mapper ») doit ainsi permettre de trancher entre ce qui « fonctionne », aux yeux des analystes, ce qui doit être amélioré, et ce qui doit être abandonné complètement. Pour cela, la production éditoriale a été divisées en « clusters » d’articles assez fins, tous analysés au regard de deux grandes questions :
- Qui lit ces articles ? (la proportion de lecteurs très fidèles + la proportion issue des moteurs de recherche)
- Quel engagement pour ces articles ? (le nombre médian de pages vues + le temps actif passé — ajusté pour éviter de pénaliser les articles courts)
Comme tout indicateur, ces choix ne sont pas parfaits. On pourrait par exemple s’étonner que la notion de conversion (vers l’abonnement payant) soit totalement absente. On sait que certains sujets putaclic génèrent des pages vues et de l’engagement, mais ne sont pas forcément propices à faire payer.
Quoi qu’il en soit, cette méthodologie traduit une vision « audience-first » du journalisme qui ne rechigne plus à s’intéresser à la « demande », c’est-à-dire au comportement et aux attentes des lecteurs. Cela tranche en tout cas avec la conception historique du journalisme — une poignée de sachants qui définissent ce qui mérite notre attention — encore prégnante dans les rédactions prestigieuses. Bien que les auteurs se défendent bien d’opposer les deux…
Dossier : Le rapport stratégique du Wall Street Journal
- Partie 1 : Le contexte et le diagnostic
- Partie 2 : Les leviers concrets identifiés
- Partie 3 : Ce que le rapport ne dit pas
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