24 janv. 2023

Faire sortir les citoyens de leur zone de confort

Faire sortir les citoyens de leur zone de confort

Dans un contexte d’hyper-concurrence, les médias semblent de plus en plus incités à se distinguer et à cibler des niches d’audience. Au risque de dire à ces publics ce qu’ils veulent entendre... et de polariser encore plus la société ?



Pourquoi c’est important

On reproche souvent aux géants du Web d’alimenter la polarisation dans nos sociétés, en nous enfermant dans des “bulles de filtre” informationnelles. Le discours est récurrent dans toutes les démocraties occidentales, traversées par une montée des extrêmes et une difficulté croissante à fabriquer du consensus.

Mais les réseaux sociaux sont-ils les seuls responsables de cette dynamique ? S’ils ont très clairement joué un rôle dans la démocratisation de la désinformation et du clash permanent, le rôle des médias professionnels mérite aussi d’être examiné. Car leur mission de production de connaissances partagées — indispensable en démocratie — semble aujourd’hui bien fragilisée.

Les raisons sont multiples : les journalistes ont de moins en moins de moyens pour faire leur travail correctement, les citoyens ne leur font plus confiance, certains médias avides d’audience sont incités à capter notre attention avec des contenus polarisants ou de l’émotion facile… Résultat : toujours plus de bruit et de clivage dans la société.

On consomme ce qu’on veut entendre

Pire, les médias semblent s’inscrire de plus en plus dans des jeux d’appartenance identitaire dans la société. Chacun se renferme sur son petit écosystème informationnel, grâce à l’appui des réseaux sociaux, et ne consulte plus que les médias qui correspondent à ses orientations politiques, ses goûts personnels… On lit ce qu’on veut entendre, et on enrage sur tout ce qui émane du “camp” adverse.

Même les médias en ligne généralistes semblent incités à nous sustenter toujours davantage avec ce qui nous plaît. Le modèle économique de l’abonnement numérique — adopté par la quasi-totalité de la presse en ligne — invite à cibler une niche précise de lecteurs et à les fidéliser avec des contenus qui les intéressent, leur sont utiles.

Cela peut sembler logique et sain. Mais les implications peuvent être dangereuses dans un contexte où seule une poignée de sites d’info sortent leur épingle du jeu sur le marché de l’abonnement — c’est la loi du “winner takes all”.  Que reste-t-il aux autres médias en ligne pour conquérir des abonnés à peu de frais ? Multiplier les points de vue provocateurs, les marottes faciles, au détriment du terrain, de l’enquête, ou même de la déontologie la plus élémentaire… Un glissement qu’on peut déjà constater chez certains acteurs de l’écosystème français.

La petite musique qui consiste à donner aux lecteurs ce qu’ils veulent entendre passe aussi par des stratégies plus insidieuses, comme l’essor de la personnalisation éditoriale. Les algorithmes de recommandation promettent de booster “l’engagement” des lecteurs, en leur poussant toujours plus de contenus qui correspondent à ce qu’ils ont déjà lu, regardé, ou écouté. De quoi recréer des formes de “bulles informationnelles” tant critiquées chez les réseaux sociaux.

Pour une éthique de la pensée critique

Certes, il n’est pas anormal qu’un média affirme une certaine vision du monde, qu’il défende des idées politiques, ou qu’il cible une public précis. Cela semble même être urgent pour la survie de bon nombre d’entre eux. Mais face à des sociétés qui se crispent et se polarisent un peu partout, le risque est que les médias — aux abois financièrement — alimentent ces phénomènes. Avec à la clé des citoyens qui s’enferment sur eux-mêmes, se murent dans des réalités alternatives, et ne partagent plus aucune vérité partagée, comme aux Etats-Unis.

Pour l’instant, la société française en est encore loin, mais les signaux faibles ne sont pas franchement rassurants. Face à cette fuite en avant, il semble nécessaire de sortir les citoyens de leur zone de confort, de les inviter à exercer leur esprit critique, sans les braquer avec des débats stériles. Cette exigence devrait s’imposer aux réseaux sociaux, mais aussi aux médias ! S’ils revendiquent (à juste titre) d’être des acteurs indispensables en démocratie, ils feraient bien de s’interroger sur leurs propres pratiques et leur position dans un débat public de plus en plus fragmenté.

Malgré les contraintes auxquelles font face les médias, cette éthique éditoriale peut passer par de nombreux leviers. A commencer par les choix éditoriaux, qui peuvent challenger les lecteurs et les exposer à des points de vue divers et constructifs.

Le “bien informer” peut aussi se travailler à travers les formats éditoriaux et la stratégie produit. Soyons vigilants à ce que les sites et les applications d’information généralistes soient véritablement des espaces où l’on crée vraiment du sens commun, plutôt que des bulles informationnelles dédiées à maximiser le temps passé de chaque lecteur. Une gageure à l’heure où il est plutôt en vogue de développer la personnalisation ou de réduire toute “friction” pour que les gens n’aient plus à réfléchir…


Les pistes

Challenger les idées reçues de façon ludique

Avant tout de chose, il peut s’avérer intéressant de mettre à distance les idées préconçues des internautes. Quoi de mieux qu’une devinette pour cela, notamment sur des sujets clivants ?

Certains médias utilisent pour cela des éléments interactifs, comme ce mini-quiz du New York Times qui invite les lecteurs à deviner les leviers individuels les plus efficaces pour réduire son empreinte carbone. Le quiz est proposé en début d’article et suivi d’un décryptage. Le gimmick interactif vient responsabiliser le lecteur, qui doit d’abord mobiliser ses connaissances sur le sujet, avant d’éventuellement critiquer l’analyse du journaliste.

Le format marche aussi très bien pour des statistiques : il suffit de présenter un graphique et de laisser le lecteur compléter la fin de la courbe, par exemple. Très efficace pour s’attaquer à des totems clivants mais pas toujours bien maîtrisés, comme ici le bilan économique de Donald Trump.

Inviter le lecteur à se mettre à place d’autrui

Dans la même veine, un média peut pousser son audience à se mettre dans la peau d’autrui. Au-delà des habituels reportages, qui peuvent avoir cette fonction, des formats plus créatifs peuvent être imaginés.

On peut citer cet article du New York Times qui interpelle le lecteur de manière assez frontale sur la question des démarches administratives auxquelles font face les Américains les plus pauvres. L’accroche “Vous en sortiriez-vous si vous étiez pauvre ?" a le mérite de remettre à leur place les potentiels donneurs de leçons — qu’on croise souvent dans les espaces de commentaires des sites d’info. L’article propose ensuite un quiz, suivi d’un article plus classique qui rebondit sur les réponses moyennes des lecteurs.

Faire une place constructive aux points de vue opposés

La confrontation de points de vue contradictoires constitue un des fondamentaux journalistiques, qui est généralement bien respecté. Mais celui-ci se résume parfois à une confrontation binaire et paresseuse, qu’on pourrait qualifier de “He said / She said”.

Certains médias essayent d’élargir leur champ de vision (et celui de leurs lecteurs), à l’instar du site Semafor qui structure ses articles pour mieux valoriser les différents points de vue sur une même actualité. Une partie est consacrée à l’analyse du journaliste, une autre est réservée à un point de vue opposé, et une autre à des contenus complémentaires pour élargir ses horizons.

Sur des sujets de fond complexes ou polémiques, on peut aussi imaginer des formats éditoriaux plus exigeants afin de mieux comprendre le raisonnement de chaque partie prenante. C’est par exemple le cas de la chronique hebdomadaire “Debatable” du New York Times, où un journaliste tente de synthétiser tous les arguments opposés sur une question de fond. Une ouverture sincère sur divers points de vue… et in fine le lecteur peut se faire sa propre opinion.

Proposer des recommandations qui ouvrent les horizons

La personnalisation des contenus à tout crin présente bon nombre de risques. Elle tend à enfermer l’utilisateur dans les sujets qui l’intéressent déjà, à l’instar des réseaux sociaux. Mais on peut aussi imaginer des algorithmes de recommandation qui seraient axés sur la découverte et l’ouverture intellectuelle plutôt que sur les habitudes.

C’est ce qu’a initié Radio France avec son algorithme de service public, géré de façon hybride avec des éditeurs humains, qui s’assurent de la diversité des propositions et veillent à inclure “une touche de surprise”.

Créer un panel représentatif de citoyens

Les médias peuvent aller plus loin et s’engager davantage dans l’agora, en organisant des rencontres entre des citoyens aux opinions opposées. Une expérience souvent très stimulante, qui peut enrichir en retour la couverture éditoriale.

Citons l’initiative du journal allemand Die Zeit, qui a mis en place un panel de 49 Allemands à l’occasion des élections en 2021. Une “mini-Allemagne” exploitée sous de multiples formes : portraits, interviews croisées, débats restitués en vidéo ou en podcast, et même une liste de doléances approuvée par tous les participants…

Le journal local américain The Philadelphia Inquirer a aussi testé l’expérience pour les élections présidentielles, en faisant débattre les citoyens sur des questions politiques.

Organiser des rencontres physiques entre citoyens

Un cran plus loin, les médias allemands Die Zeit et Der Spiegel ont organisé plusieurs grandes campagnes nationales à grande échelle pour faire dialoguer des citoyens aux opinions diverses.

Die Zeit a par exemple mobilisé 1200 citoyens en 2017, sous forme de binômes, pour sa campagne “L’Allemagne parle”. L’expérience a été renouvelée plusieurs fois, notamment en 2020 à travers toute l’Europe, à l’occasion des élections européennes.

Maxime Loisel
Maxime Loisel
Fondateur de HyperNews. Consultant indépendant en stratégie et design pour les médias en ligne. Ce blog n’engage que moi.
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