18 mars 2024

Les guides d'achat, un naufrage éthique pour les médias ?

Les guides d'achat, un naufrage éthique pour les médias ?

Les sites d'information sont devenus accros aux guides d'achat pour diversifier leurs revenus. Au risque de sombrer dans la désinformation et la dépendance aux algorithmes.



C'est sans doute la tendance SEO la plus répandue ces dernières années chez les médias en ligne. Sous pression pour diversifier leurs revenus, la plupart des sites d'information se sont lancés dans le "content to commerce", c'est-à-dire la publication de guides d'achat, tests et bons plans, destinés à aider les internautes dans leurs achats en ligne.

Ce sont ces fameux articles qui surgissent en masse dès que vous effectuez une requête liée à un objet de consommation sur Google. Smartphones, aspirateurs, aliments pour animaux : tous les segments d'achat y passent. Il faut dire que le marché du e-commerce explose depuis quelques années. Avec ces contenus, les éditeurs de presse espèrent ainsi obtenir une part du gâteau.

Le modèle économique est simple : tous ces guides d'achat génèrent des revenus dits "d'affiliation" puisque les médias touchent une petite commission sur les achats générés via les liens qui truffent leurs articles. Toutes ces pages accueillent aussi des publicités plus classiques, qui génèrent aussi des revenus.

Un aperçu des guides d'achat pour les purificateurs d'air, recensé par le site américain HouseFresh

Et ce marché de l'affiliation est en croissance : il devrait atteindre 27 milliards de dollars dans le monde en 2027, et il est en croissance (+5% en France en 2022 d'après l'Observatoire de l'e-pub du SRI).

Un naufrage éthique

Mais pour les médias, la concurrence est rude et toutes les astuces sont bonnes pour maximiser ces revenus, souvent éloignés de leur mission principale.

En l'occurence, la production de ces contenus est très généralement externalisée à des sociétés spécialisées, au fonctionnement opaque, sans aucune intervention de journalistes. Plus grave (et c'est un secret de polichinelle) : la majorité des produits vantés ne sont jamais réellement testés. À la place, on se contentera de textes creux et interchangeables, souvent copiés paresseusement depuis les fiches produit ou les avis clients. Certains médias n'hésitent même pas à recourir à l'intelligence artificielle pour rédiger ces contenus.

En réalité, c'est une véritable industrie du faux guide d'achat qui s'est constituée avec la complicité de Google. L'usine à spam commercial profite particulièrement aux grands médias, qui bénéficient déjà d'une audience solide et peuvent ainsi étendre à peu de frais leur visibilité sur les moteurs.

A l'inverse, les grands perdants sont les sites spécialisés qui testent honnêtement leurs produits afin d'aider (vraiment) les consommateurs. C'est ce que dénonce le site américain HouseFresh, spécialisé des articles de maison, dans un post qui a fait le tour du web le mois dernier. Ses dirigeants accusaient Google et les grands médias de "tuer" les sites experts indépendants avec leurs pratiques.

Au-delà de cette concurrence déloyale, on pourrait surtout questionner la dimension éthique de cette activité pour les médias. Car osons le dire : ces contenus s'apparentent bien souvent à des "fake news" ou du "spammy content", qui trompent les consommateurs et contribuent à accentuer le chaos informationnel sur le web. L'omniprésence des guides d'achat abusifs est en effet un des symptômes les plus saillants de la "merdification du Web", selon l'expression de l'auteur canadien Cory Doctorow.

Bref, ça fait légèrement désordre pour des médias qui se lamentent publiquement de la désinformation en ligne et de la chute de confiance des citoyens envers l'information. D'autant plus quand on trompe sciemment les citoyens-consommateurs en pleine période d'inflation et de crise écologique.

Une bulle dangereuse

Ce discret trafic d'influence est non seulement nocif pour la société mais il semble aussi être un choix stratégique hasardeux.

Les guides d'achat sont le dernier chant du cygne des stratégies de sur-optimisation SEO qu'on connaît depuis une quinzaine d'années. Une perfusion destinée à gonfler à tout prix les audiences et les revenus publicitaires, entretenant au passage la dépendance délétère aux algorithmes de Google. Le tout pour des revenus relativement minimes pour l'instant.

Pourtant, tout porte à penser que cette bulle artificielle finira bien par éclater, comme nous l'ont appris ces dernières années. Google a d'ailleurs annoncé ce mois-ci des changements algorithmiques pour diminuer la visibilité des sites les moins scrupuleux, qui promettent de se multiplier avec l'essor de l'IA.

Un exemple de la future interface de Google boostée par l'intelligence artificielle.

L'arrivée de l'IA menace doublement la poule aux oeufs d'or car elle permettra à Google d'être encore plus affûté pour nous suggérer lui-même les meilleurs articles correspondant à notre requête.

La plateforme Vetted.ai (en beta) propose déjà de son côté un chatbot entièrement dédié au shopping, qui agrège ses réponses parmi de nombreuses sources dont Reddit.

Et n'oublions pas les réseaux sociaux comme TikTok et Instagram qui deviennent incontournables dans les pratiques shopping des plus jeunes. Alors, le "content-to-commerce" des médias a-t-il déjà du plomb dans l'aile ?

Les experts le répètent en tout cas depuis des années : il est urgent de se défaire de la dépendance aux plateformes et de recréer des audiences plus modestes, plus engagées — plus saines, en somme. La gueule de bois sera d'autant plus violente pour les acteurs qui n'ont pas fait ce travail de fond.

Un choix quasi-philosophique

Plus largement, les médias sont aussi confrontés à un choix quasi-philosophique à l'heure de l'IA. D'un côté, la facilité et les petits renoncements, au risque de noyer leur identité et d'être indifférenciables des futures usines à contenus artificiels. Ou à l'inverse le choix (plus exigeant) de la qualité, de la différenciation et de la confiance.

A rebours de la tendance, quelques médias ont ainsi fait le choix de développer des vrais guides d'achat sérieux, gérés par d'authentiques journalistes/experts, qui prennent leurs lecteurs au sérieux. On peut citer le site américain Wirecutter, racheté par le New York Times et partenaire du Monde en France, mais aussi une myriade de petits médias spécialisés comme Les Numériques, Numerama, 60 millions de consommateurs...

Forcément, ça coûte plus cher, comme tout ce qui est qualitatif en général. Mais cela force aussi à se poser la question de la pertinence d'une telle activité.

Les temps sont durs pour les médias en ligne et on peut comprendre les tentatives de diversification pour financer le journalisme de qualité. Mais toutes les manoeuvres ne semblent pas bonnes à prendre. On pourrait également citer la plaie que constituent les liens sponsorisés d'Outbrain ou Taboola, lucratifs (même pour le service public !) mais aussi très douteux, comme cela a été largement démontré.

Dans une ère où les citoyens sont de plus en plus critiques, les médias doivent nécessairement s'interroger sur la cohérence de leur modèle, de A à Z. Certaines pratiques qui pouvaient passer autrefois deviennent de moins en moins défendables. Tromper les consommateurs semble ainsi être un business peu soutenable à terme pour les médias qui se targuent d'être "de qualité".

Mais tous les efforts ne peuvent pas raisonnement peser sur les entreprises de presse. Le déclin inexorable du modèle publicitaire classique devient intenable. À cet égard, il faut continuer de militer auprès des pouvoirs publics pour un financement plus juste de l'information de qualité. À quand une inévitable taxe sur les revenus publicitaires des GAFA, plutôt que de laisser les médias sombrer dans de telles pratiques ?


Pour aller plus loin :

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Maxime Loisel
Maxime Loisel
Fondateur de HyperNews. Consultant indépendant en stratégie et design pour les médias en ligne. Ce blog n’engage que moi.
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